À bientôt quatre-vingt-dix ans – précisons-le en toutes lettres pour bien s’en rendre compte – Eastwood sort son nouveau film, Le Cas Richard Jewell. De nouveau, il s’est retiré de devant la caméra, faisant de son précédent long-métrage La Mule une ultime borne comme œuvre dans une carrière d’acteur-réalisateur. Et surtout, l’épiphanie de comment Eastwood s’est filmé lui-même, portant sur son visage vieilli cinquante ans d’Amérique.
Texte publié dans le n°3 de Revus & Corrigés.
Plus de dix ans se sont écoulés depuis Gran Torino, où chacun y voyait le testament eastwoodien. Il s’agissait davantage pour Eastwood d’enterrer sa légende, d’en finir avec l’alter-égo Dirty Harry et d’offrir une conclusion qu’il ne mettait en scène qu’à demi-mot dans Créance de sang (2002). Enfin débarrassé de cet alter-ego qu’il a lui-même cultivé pendant maintes années, Eastwood cinéaste entamait un tournant résolument différent et plus introspectif sur l’Amérique comme sur lui-même. Car s’il fallait trouver un autre film-testament, ce serait le mal-aimé Jersey Boys (2014). Tout était là, avec le vieux Eastwood projetant sa jeunesse sur le groupe naissant des Four Seasons, jusqu’à se citer lui-même à la télévision avec un épisode de la série Rawhide, jusqu’à faire dire, face caméra, à l’un de ses personnages en dernière réplique du film : « Je suis comme ce lapin de la télé avec ses piles, je ne m’arrête jamais. Je cours après la musique… pour rentrer chez moi ». Triple écho eastwoodien à la longévité de la carrière, à son pendant musical largement exprimé dans Honkytonk Man (1982) et enfin à son désir d’être soi-même, de se sentir chez-soi comme le sincère cowboy de pacotille qu’incarne Eastwood dans Bronco Billy (1980) qui ne vit l’illusion de l’Ouest dans ses shows que pour se sentir chez lui.
TROP VIEUX OU TROP JEUNE
Jusqu’à La Mule, tout son cinéma propose l’évolution de la figure eastwoodienne à travers le temps. L’inédite longévité d’Eastwood en tant qu’acteur-réalisateur questionne le filmage de soi-même à travers le jeu ou la distanciation vis-à-vis des personnages qu’il a incarnés, dont ceux qui ont façonné son image, parfois malgré lui. Cette question ne s’est pas posée de la même manière à d’autres acteurs-réalisateurs du cinéma américain, qu’il s’agisse de Warren Beatty, trop sporadique dans ses apparitions, ou de Woody Allen, dont les évolutions de l’alter-égo filmique sont relatives. Reste, certainement, Orson Welles, dont la tournure singulière de la carrière – et de sa propre évolution physique – l’ont constamment amené à repenser sa propre mise en scène.
Quand Eastwood se filme pour la première fois dans son remarquable Un Frisson dans la nuit (1971), il cherche déjà à s’incarner à contre-emploi dans ce rôle d’animateur radio, américain bien tranquille. Eastwood a alors 41 ans. Il est déjà consacré star depuis le succès des westerns de Sergio Leone et la superproduction Quand les aigles attaquent (1969). Producteur depuis Pendez-les haut et court (1969), c’est alors qu’il va travailler à la représentation de son image au cinéma, à la fois en héros et victime d’Un Frisson dans la nuit. Providence pas si hasardeuse : se mettre en scène pour la première fois au son de la célèbre chanson The First Time Ever I Saw Your Face d’Ewan McColl, sous l’œil réconfortant de son mentor Don Siegel qui apparaît d’ailleurs dans le film. Il est évident que Clint aime se filmer au vu de cette séquence où il déambule au festival de jazz de Monterey, rendez-vous immanquable de la culture afro-américaine alors même qu’il allait bientôt être étiqueté en tant qu’inspecteur xénophobe après L’Inspecteur Harry, de Siegel justement, sorti deux mois plus tard.
Voilà un premier jalon posé à l’orée des seventies. Cette décennie-clef marque une nouvelle génération d’acteurs-réalisateurs américains : Warren Beatty, forcément, mais aussi Peter Fonda ou encore Paul Newman. Peu d’entre eux ont eu la régularité d’Eastwood[1], notamment car il reproduit l’efficacité de Don Siegel. Il tourne rapidement et sans dépassements budgétaires, ne perçoit pas de salaire de réalisateur sur Un Frisson dans la nuit – seulement d’acteur – et boucle le tournage deux jours en avance sur le planning prévu. La modeste réussite commerciale du film a été un succès notable à son échelle et lui a garanti un début de carrière serein en tant que réalisateur.

Clint Eastwood se balade avec caméra tout une séquence durant au festival de jazz de Monterey, dans Un Frisson dans la nuit
ENTRE DEUX EAUX
L’Homme des hautes plaines (1973) et Breezy (1973) posent autrement la question du filmage. Dans le premier, western funèbre au héros torturé et cruel, Eastwood décline et nuance son image de brute à la Harry Callahan. Seules quelques années séparent ce western à ceux de Leone, mais Eastwood et sa gueule semblent avoir pris vingt ans. Il apparaît déjà comme cette figure de héros légendaire ayant vécu plusieurs vies, réincarné ici en ange vengeur. Clint est déjà un homme sans âge. Dans Breezy, beau film souvent oublié, il ne se donne pas le rôle principal, mais fait tourner un William Holden entre deux âges, relatant son étrange relation avec une jeune hippie au son des balades de Michel Legrand. Indiscutablement, le côté réfractaire et vieux bougon d’Holden face à la jeune génération évoque largement avant l’heure Gran Torino. Eastwood est lui aussi entre deux âges et deux époques – trop vieux pour être un hippie, trop jeune pour être un vestige de l’ancien Hollywood – et s’identifie à Holden. À l’époque, il ne se sent pas encore mature pour envisager le rôle[2], du moins, physiquement.
L’échec critique et commercial de Breezy incite Eastwood à entamer sa célèbre politique « un pour eux, un pour moi » avec les studios. Il honore une commande chez Universal avec l’assez oubliable La Sanction (1975), puis enchaîne à la Warner avec le majeur Josey Wales, hors-la-loi (1976) – film qui lui valut en France la reconnaissance en tant qu’auteur. Le tout, toujours accompagné par sa société de production, Malpaso. Eastwood s’amuse des contrastes de ses personnages, entre les films dans lesquels il joue seulement, ses films personnels et ses commandes. Dans L’Épreuve de force (1977), il retrouve le héros viriliste, alors que dans Doux, dur et dingue (1978), mis en scène par l’un de ses assistants réalisateurs, James Fargo, il incarne un gentil loser accompagné d’un chimpanzé, bêtement épris d’un romantisme désuet.
Alors qu’il atteint la cinquantaine en 1980, Eastwood se confronte véritablement à la question du vieillissement dans sa filmographie. Il réalise lui-même Sudden Impact : le retour de l’inspecteur Harry (1983), qui affiche déjà une tonalité de polar noir très prononcée sur fond de rape & revenge. L’inspecteur « de son temps » plutôt beau gosse s’est changé ici en monolithe fatigué. Au cours de la décennie, Eastwood regarde derrière-lui, que ce soit à la recherche d’un passé qui lui a échappé (dans Honkytonk Man, avec son chanteur tuberculeux qui aimerait tant enregistrer son grand album), ou dans Pale Rider (1985), une sorte de remake de L’Homme des vallées perdues (1953) où il retrouve la figure parabolique du héros mystérieux et anonyme. Il y apparaît beau et bienveillant, mais troublé, bientôt en proie à une corruption morale et physique qu’il repousse autant que possible.
En amorce d’une nouvelle époque eastwoodienne plus crépusculaire, il signe cet étrange film, Chasseur blanc, cœur noir (1990), portrait d’un metteur en scène obsessionnel sur le tournage de son film The African Trader. Inspiré par les déboires de John Huston sur celui de The African Queen[3] (1951), Eastwood s’en défendait néanmoins. Le film de Huston ne lui a servi que de point de départ, comme il l’expliquait : « Si commode qu’elle soit, l’étiquette […] inciterait à faire fausse route. Le parallèle est délibéré, mais c’est une autre histoire que le film raconte : celle d’un homme à la personnalité obsessionnelle, de sa responsabilité vis-à-vis des gens avec qui il travaille, et de la vie, la sienne et celle des autres.[4] » Faire fausse route sur la question d’adapter des « faits réels », voilà un leitmotiv dans la perception de sa filmographie. L’appropriation de ce personnage hustonien lui permet surtout d’incarner ses paradoxes : tantôt obsédé par la chasse aux éléphants, tantôt s’engageant contre le racisme. Un film, au fond, tellement personnel et profond sur Eastwood, sur ses propres paradoxes. C’est peut-être là où il instaure déjà, dans son filmage, cette figure de mentor : ce vieil américain plus si tranquille.

Eastwood à l’âge mature, un visage troublé dans Impitoyable
ÊTRE IMMORTEL ET PUIS MOuRIR
Au début des années 1980, Eastwood acquiert un script signé David Webb Peoples, qui sortait tout juste du fiasco de Blade Runner (1982), dont il était coscénariste. C’était celui d’Impitoyable, qu’Eastwood ne réalisera qu’en 1992. « Une lectrice de la Warner Bros me l’avait signalé, alors qu’il était sous option chez Coppola. Il me plut tellement que je décidai de prendre contact avec l’auteur pour que l’on collabore sur un autre projet. En appelant son agent, je découvris que l’option de Coppola avait expiré deux jours plus tôt. À mon tour, je pris une option. C’était en 1982-1983. D’autres projets me sollicitèrent, mais j’acquis les droits et gardai ce joyau en réserve.[5] » Il était hors de question pour Eastwood de renouveler le cas Breezy et de ne pas, cette fois encore, être devant la caméra. À 61 ans au moment du tournage, c’est à son tour d’être vieux. Il peine à monter sur son cheval, à l’instar de William Holden et de ses problèmes de dos dans La Horde sauvage (1969). Cependant, Eastwood n’a pas inventé le cowboy vieillissant. John Ford sublimait déjà John Wayne d’époques en époques dans La Charge héroïque (1949), L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) puis Don Siegel dans Le Dernier des géants (1973), ultime rôle du Duke. Le « héros» d’Impitoyable, William Munny, médite explicitement sur cette question : « Je ne suis plus comme ça », en parlant de son passé de tueur de femme et d’enfant à son ami Ned Logan (Morgan Freeman). Dans son western, les figures archétypales sont vieillissantes, du tueur précieux mais mythomane English Bob (Richard Harris) au shérif zêlé et masochiste Little Bill Daggett (Gene Hackman). À certains égards, Eastwood est au sommet de sa beauté dans Impitoyable. Il le sait et filme aussi ses faiblesses (son incapacité à gérer sa famille, le passage à tabac qu’il subit). Eastwood est vieux et est entré dans la légende – avec les Oscars qui l’accompagnent –, lui permettant par ailleurs de changer sa politique de production. La Warner lui laisse désormais carte blanche, tous les films sont « pour lui ».
Dans les années 1990, le visage buriné d’Eastwood est un repère dans le cinéma américain. S’il a souvent été considéré comme un monolithe imperturbable, roi d’un certain underacting, il n’en préserve pas moins l’émotion à fleur de peau. Il suffit de voir son visage crispé d’intrigue et d’horreur face au meurtre des mains du Président dans les Pleins pouvoirs (1996) – un film saisissant sur la question de l’abus de l’exécutif, à revoir en regard de Trump – ou celui, ivre de mélancolie, qui regarde les étoiles à la fin de Space Cowboys (1999). Enfin, pour adoucir ces traits, le mélo des mélos Sur la route de Madison (1995) où Eastwood joue de sa propre impossibilité, bientôt contrariée par une romance inachevée, sous la pluie, face à Meryl Streep. Deux visages qui se croisent, à un moment de grâce dans leur filmographie respective. Deux visages qui se croisent aussi dans un rêve de gosse d’Eastwood : le documentaire Piano Blues (2003), où il se filme aux côtés de Ray Charles, alors que comme le dit Thierry Jousse dans son Blow Up consacré à Eastwood, on a l’impression que « toute la vie de Clint, tous ses films, toute son énergie n’avaient eu qu’un seul et unique but : être là, au piano, juste à côté du grand Ray ; le côtoyer, le filmer, l’écouter. » Le monument vieillissant redevenu gamin admiratif, le visage éclairé, presque béat devant les quelques notes magiques de Ray Charles, comme une cure de jouvence musicale. Au début des années 2000, quand Eastwood commence à collaborer avec Tom Stern comme directeur de la photographie[6] – célèbre pour ses contre-jours accentués –, son visage n’a plus l’innocence de la décennie précédente. Dans les ombres prononcées de Million Dollar Baby (2004), une autre peine se cache, plus subtile. Eastwood se fragilise, pas seulement parce qu’il vieillit. Son cinéma s’emplit de la notion du regret, de la peur de l’inachevé, du point de non-retour. Laisser sa poulaine Maggie Fitzgerald (Hilary Swank) paralysée, branchée à l’assistance respiratoire, c’est laisser inachevée sa souffrance. La débrancher, c’est le non-retour, l’acceptation de cet amour perdu. Des fêlures qui s’ajoutent aux rides eastwoodiennes. Alors qu’il faut tirer sa révérence dans Gran Torino, les contre-jours de Tom Stern deviennent quasiment élégiaques. Une larme de détresse coule sur la joue d’Eastwood, une larme d’amour pour le spectateur, qui a longtemps attendu ce moment. Enfin, un dernier soupir expiré, et Eastwood meurt. Peut-être pour de bon, le croit-on. Puis il revient, car, au fond, il est un peu immortel – on le savait aussi.

La silhouette eastwoodienne, entre ombres et lumières dans Million Dollar Baby
BOUQUET FINAL
Eastwood ne pouvait se satisfaire de sa dernière performance devant la caméra, dans le peu fameux Une Nouvelle chance (2012), réalisé par le producteur et ancien assistant Robert Lorenz, son ami. Lorsqu’il met en scène La Mule, Eastwood s’adapte encore à son temps et se filme, cette fois-ci, en véritable vieillard. Il était déjà doyen dans Gran Torino, mais encore un caïd imposant, filmé en contre-plongée et un « make my day » au bout des lèvres, face aux délinquants de son quartier. Désormais, il est chétif et sans se laisser faire, il n’envoie plus balader le tout-un-chacun. Avec l’histoire d’Earl Stone, ce passeur de drogue pour les cartels qui cherche à s’en sortir comme il peut dans une période post-crise, Eastwood prend la température d’une Amérique divisée et repliée sur elle-même. À ceux qui lui mettent les maux du monde sur le dos, il répond désormais avec bienveillance, dans ce qui caractérise son cinéma humaniste. La Mule est un cinéma réconciliateur et fédérateur comme, malgré ce qu’en diront les détracteurs, Sully (2016) et Le 15h17 pour Paris (2017). Des films où l’on ne triomphe de l’adversité que par la confiance que l’on porte à son prochain. Et dans La Mule, Earl Stone, bras ouvert, n’a au fond que des amis : des (pas si) durs à cuire du cartel à l’agent du FBI qui le traque – Bradley Cooper, jamais meilleur que dans cette sobriété eastwoodienne.
Eastwood fait son propre chemin de croix, s’interrogeant sur le rapport fondamental entre le labeur et la famille – il fait d’ailleurs jouer sa propre fille, Alison Eastwood –, sur le sacrifice de soi-même pour le système. « I’m sorry », de la voix frêle d’Eastwood, résonne désormais différemment. Les adieux à sa femme, avec lequel sa relation fut si tumultueuse[7], fait retrouver un torrent d’émotions à ce visage maintenant meurtri. C’est le premier film d’Eastwood depuis Créance de sang (2002) dont la photo n’est pas assurée par Tom Stern. Eastwood, défait de ses artifices, revient à la simplicité formelle dans laquelle est né son cinéma. Comme une cure de jouvence solaire sur son visage de vieux monsieur. Quoiqu’à l’instar des fleurs qu’il cultive en liberté au début du film, puis en prison à sa fin, Eastwood n’a jamais manqué de feindre se faner. Et de fleurir, de nouveau, à chaque printemps.

Se filmer avec son temps de Gran Torino à La Mule

Le Cas Richard Jewell
Un film de Clint Eastwood
Avec Paul Walter Hauser, Sam Rockwell, Kathy Bates
2019 – ÉTATS-UNIS
Warner Bros.
Au cinéma
19 février 2020
[1] Par exemple, lorsque Dennis Hopper sort The Last Movie (1971), produit par Universal (comme Un Frisson dans la nuit), film libertaire et néo-hippie tel une suite spirituelle d’Easy Rider (1969), il se confronte violemment à l’échec du film, plombant sa carrière de cinéaste jusqu’aux années 1980.
[2] Le scénario de Jo Helms avait même été exprès écrit pour lui, comme l’explique Patrick McGillian dans Clint Eastwood, une légende, éd. Nouveau monde, 2008.
[3] Le roman, publié en 1953 par Peter Viertel, qui avait lui-même suivi le tournage de The African Queen, avait néanmoins fait le tour de nombreuses mains, de celles du duo Burt Lancaster-Harold Hetch ou de Peter Bogdanovich.
[4] Entretien avec Clint Eastwood par Henri Béhar dans Le Monde, 10 mai 1990. Repris par Patrick Brion dans Clint Eastwood, Éditions de la Martinière, 2001.
[5] Entretien avec Clint Eastwood par Michael Henry Wilson dans Positif, n°380, octobre 1992.
[6] Tom Stern officiait néanmoins sur les plateaux d’Eastwood, notamment en électro, depuis Honkytonk Man.
[7] Triste hasard du calendrier, l’ex-femme d’Eastwood, Sondra Locke, est décédée en novembre 2018. Elle avait à plusieurs reprises partagé l’affiche avec lui, et leur relation fut pour le moins difficile et conflictuelle.