Confinement oblige, les chaînes de télévision bousculent leurs grilles de programmes. Dimanche 22 mars, au générique de La Grande vadrouille apparaît la mention “Les Films Corona” ! Un nom qui en a surpris plus d’un en cette période particulière et qui s’avère pourtant être celui de l’une des plus importantes sociétés de production du cinéma français, co-fondée en 1955 par Robert Dorfmann.

Article co-écrit par Pierre Charpilloz et Sylvain Lefort.


Sur France 2, n’en déplaise à la fameuse règle des « jours interdits », proscrivant le cinéma à la télévision les samedis et dimanches après-midi, on programme ces temps-ci des vieux films, tous les jours que durera la période de confinement, à 14h10. Pas de découvertes, bien sûr, uniquement des classiques français (comprenez : des fonds de tiroir), pour remplacer dans l’urgence des programmes frais qui ne seront pas tournés. Entre Jean de Florette de Claude Berri (1986) et Avis de Mistral de Rose Bosch (2004), on trouve aussi, bien sûr, les grands classiques du patrimoine français, ces films déjà multi-diffusés, de ceux qu’on connaît par cœur tellement ils passent « mais dont on se lasse jamais », comme La Grande vadrouille de Gérard Oury (1966), déjà diffusés en clair. Mais au-delà du bonheur de retrouver Louis de Funès et Bourvil dans ce monument de la comédie française, les spectateurs de France 2 ont eu le plaisir de découvrir une blague supplémentaire, lors de sa diffusion le dimanche 22 mars. En effet, comme l’indique le générique de début, le film est présenté par… Les Films Corona. Cocasse.

Voyage à travers le cinéma français

Société de production (et distribution) cinématographique française née dans l’immédiate après-guerre et disparue au tout début des années 1980, Les Films Corona est la société de production de La Grande vadrouille, mais aussi du Corniaud, précédent film d’Oury sorti un an plus tôt, avec déjà De Funès et Bourvil, ainsi que d’un nombre vertigineux de trésors du patrimoine français (et européen, l’époque était à la coproduction). D’Escale à Orly de Jean Dréville en 1955 à Clair de femme de Costa-Gavras en 1979, les Films Corona ont en effet produit près de 40 films, qu’ils soient de Pialat (Nous ne vieillirons pas ensemble, 1972), Clouzot (La Prisonnière, 1968), Renoir (Le Carrosse d’or, 1950) ou de Jacques Tati (Trafic, 1971) ; qu’il s’agisse de films d’action (Casse-tête chinois pour le Judoka de Maurice Labro, 1968), de western spaghetti (Le Grand Silence de Sergio Corbucci, 1969), de films d’auteur (Tristana de Luis Buñuel, 1970) ou de charles-bronsonades (De la part des copains, Terence Young, 1970).

Difficile de parler des Films Corona sans évoquer son illustre co-fondateur (avec Henri Bérard) et patron, Robert Dorfmann (1912-1999). D’abord exploitant, comme son père avant lui, puis distributeur, Robert Dorfmann a remonté la filière cinématographique et gravi les échelons de l’industrie du Septième art, pour devenir un producteur craint et respecté. On dit que tout ce qu’il touche se transforme en chef-d’œuvre. On parle de lui comme du « Zanuck français », en référence au légendaire producteur hollywoodien, dont il fut ami et avec qui il partage plus d’un point en commun. Patriarche d’une dynastie de producteurs, son fils Jacques sera lui aussi un producteur éclectique, travaillant avec Jean-Jacques Annaud, André Téchiné ou Jean-Pierre Mocky – avant de s’essayer à la réalisation en signant le mythique Vercingétorix : La Légende du druide roi (2001), avec Christophe Lambert – mais c’est une autre histoire. Quant à la fille de Jacques, Marine, elle aussi semble poursuivre la saga familiale. Après quelques courts-métrages, elle a produit en 2016 Swagger d’Olivier Babinet, nommé au César du meilleur documentaire.

L’agence tous risques

Comment définir la patte Dorfmann ? La touche Corona ? Le producteur travaille aussi bien sur Touchez pas au grisbi de Jacques Becker (1954), L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961) et Papillon de Franklin J. Schaffner (1973), avec Steve McQueen et Dustin Hoffmann – un film américain, indépendant, avec les deux acteurs les plus bankable du marché de l’époque et produit contre la volonté des studios hollywoodiens. C’est certain, Dorfmann aime le risque, capable de passer de comédies populaires en films d’arts et d’essai, de fictions franco-françaises en super-productions internationales. Avec, néanmoins, une certaine tendance au succès.

Robert Dorfmann était un producteur à l’ancienne. « À l’époque, la plupart des producteurs prenaient des gros risques, ce qui n’est plus vraiment le cas aujourd’hui », regrette son fils, Jacques Dorfmann. En ce temps-là, la réussite d’un producteur se mesurait à l’aune du box office, mais aussi à celle d’un savoir-faire, d’un art de l’entregent, et surtout, du facteur chance. Ça, Robert Dorfmann le savait bien. « Inutile de discuter du prix de revient quand on ne connaît pas le prix de vente », répétait-il à l’envi, rappelant l’impossibilité d’être « raisonnable » quand on ne connaît pas, par définition, ce qui fait venir le public en salles. Alors, la meilleure science pour le producteur reste la chance et le hasard. Comme ce beau jour de l’année 1964 où il entre se faire cirer les chaussures dans la galerie du Lido, avenue des Champs-Élysées, où il a ses habitudes. Son cireur étant occupé, il monte discuter avec l’agent de Bourvil, dont les bureaux sont situés dans la même galerie. Ce dernier lui apprend que Bourvil est embêté, car il s’apprête à tourner un film que sa société de production, la Gaumont, souhaite en noir et blanc. Or la star exige la couleur. Sans coup férir, Dorfmann rachète le film pour le produire. Résultat : Le Corniaud, qui fera 12 millions d’entrées, suivi de La Grande vadrouille. Sans un petit cireur des Champs-Elysées, le destin des Films Corona et de leur producteur Robert Dorfmann eût été tout autre.

Saga et mystères

Et le succès appelle le succès. En 1968, Jean-Pierre Melville est en froid avec Raymond et Robert Hakim, qui avaient produit son Samouraï (1967), et ses studios de la rue Jenner viennent de brûler. Une mauvaise passe. Et puis son prochain film, sur un réseau de résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, s’annonce ambitieux. Il lui faut donc un gars costaud pour l’accompagner, un producteur qui a de la bouteille, capable de porter son film et d’assumer un certain investissement. Pendant ce temps là, le fils de Robert, Jacques, la jeune vingtaine souhaite à son tour se lancer dans la production. De son père, il reçoit un seul conseil : « Va voir un réalisateur dont tu aimes le travail ». Jacques établit alors une liste, et se retrouve en première position : Jean-Pierre Melville, son réalisateur fétiche. Jacques Dorfmann est alors un producteur débutant, mais il est précédé par la légende des Films Corona, les rois du box office, depuis le succès La Grande vadrouille, déjà plus de 10 millions de spectateurs pour un film encore à l’affiche dans des centaines de cinémas (le film atteindra 17 millions de spectateurs à la fin de son exploitation en 1975, près de dix après sa sortie, un score qui restera inégalé pour un film français jusqu’à Bienvenue chez les Ch’tis en 2008). Tout est là pour le mariage Melville-Dorfmann, et le reste appartient à l’Histoire. Et puisque « un réalisateur ne rate jamais deux fois de suite un film », d’après les mots de Melville, c’est un contrat pour deux films qui est signé entre le cinéaste et la société. Ils feront ainsi ensemble L’Armée des ombres et puis Le Cercle rouge, le plus grand succès de Melville en salles, cinquième film de l’année 1970 au box office français, avec plus de 4 millions de spectateurs.

L’Armée des ombres et Le Cercle rouge, le plus grand film de Jean-Pierre Melville suivi de son plus gros succès au box office français grâce aux Films Corona

Mais pourquoi Les Films Corona ? « Franchement, je ne sais pas. » Jacques Dorfmann sèche. Robert Dorfmann avait d’autres sociétés, comme Silver Films, dénommée ainsi en référence à l’argentique des pellicules (et avec laquelle il produira notamment Jeux interdits de René Clément en 1952). Mais ce Corona, alors ? On peut tenter toutefois une explication. En latin, Corona signifie couronne. Le Covid-19 serait en effet « en forme de couronne ». La couronne n’est-elle pas aussi un objet très apprécié des producteurs de cinéma, surtout quand elle est faite, comme chez les Latins, de lauriers, et qu’elle accompagne quelques grands prix de festivals ? Après tout, il semble que dans les années 1960, la Corona est la mode : le film patrimonial diffusé la veille de La Grande vadrouille sur France 2 était Les Tontons flingueurs de Georges Lautner (1963), film coproduit par les Allemands de… Corona Filmproduktion. Coïncidence ? Quoi qu’il en soit, Robert Dorfmann, disparu en 1999, garde le mystère avec lui. D’autant qu’il s’est toujours refusé à écrire son autobiographie. « On lui a souvent proposé, se souvient Jacques Dorfmann, mais il a toujours refusé : s’il disait la vérité, il savait que ça allait blesser beaucoup de monde. Et si c’est pour s’autocongratuler, quel intérêt ? » Toujours est-il que si le roi a disparu, il laisse derrière lui, et pour toujours, les joyaux de sa couronne.

Remerciements à Jacques Dorfmann.
Propos recueillis par Pierre Charpilloz et Sylvain Lefort par téléphone le 27 mars 2020.


Crédits images : La Grande vadrouille © 1966 Les Films Corona, StudioCanal / Le Désordre et la Nuit © 1958 LES FILMS CORONA, Pathé / Soleil rouge © 1971 LES FILMS CORONA / Trafic © 1971 LES FILMS CORONA, Les Films de mon oncle / Le Corniaud © 1964 LES FILMS CORONA, StudioCanal / L’Armée des ombres © 1969 LES FILMS CORONA, StudioCanal / Affiche du Cercle rouge © 1970 LES FILMS CORONA, StudioCanal