Le 12 juillet 1998, l’équipe de France de football devient championne du monde. Vingt ans plus tard, elle l’est à nouveau. Entre-temps, la manière de mettre en scène et de médiatiser le sport et ses protagonistes a radicalement changé. Pour observer ce phénomène socioculturel, le point d’ancrage le plus parlant reste ce documentaire aussi jubilatoire qu’exhaustif qu’est Les Yeux dans les Bleus.
Article originellement publié dans le n°2 de Revus & Corrigés.
Diffusée le 14 juillet 1998 sur Canal +, Les Yeux dans les Bleus retrace quelques mois d’une compétition d’ampleur nationale, d’autant plus que la compétition se déroule à domicile, autour de 23 joueurs et d’un sélectionneur hautement décrié, Aimé Jacquet. Cette épopée n’a jusque-là pas connu d’égal. C’est d’autant plus vrai quand on le met en regard avec le reportage Les Bleus : au cœur de l’épopée russe, cette fois diffusé sur TF1 trois jours après la finale, qui retrace le parcours de la sélection en Russie cette année. Alors que Les Yeux dans les Bleus propose un partage inédit de l’intimité des joueurs, sa « suite » n’apparaît comme rien d’autres qu’un grand coup de communication qui, s’il faut retenir un point positif, permet de revoir « l’original » comme une réussite désormais unique du patrimoine audiovisuel.
L’immersion comme vecteur d’intimité
Le documentaire de Stéphane Meunier, commande de Canal + d’une durée fleuve de 2h37, a en quelque sorte posé les bases du reportage en immersion quasi-totale dans l’intimité d’un vestiaire, montrant ainsi au spectateur une forme d’envers du décor alors presque inédit en France. Les Yeux dans les Bleus utilise sa longueur pour infuser lentement et rendre compte de l’atmosphère régnant dans un groupe qui vit en vase clos. Cette vie secrète, largement commentée par tous sans réellement la connaître, est montrée de manière spontanée, presque à vif, préfigurant même la caméra cachée tant cela semble sans filtre (Duguarry qui se plaint de sa marionnette des Guignols, Guivarc’h en pleine souffrance lors d’une séance de kiné). Il se dégage une certaine transparence qui n’abuse jamais des effets en se privant aussi bien de musique que d’entretiens, préférant la captation brute.
Là où Les Yeux dans les Bleus se démarque du reste de la production dans le domaine du foot, c’est justement par son choix de ne pas mettre le jeu au centre du film. Il y a peu d’images des matchs ou des entrainements ballon au pied, Meunier se concentre sur ce qui est en dehors. Le charme réside justement dans l’à-côté, le petit rien, l’exercice quotidien et l’aspect ridicule qui peut transparaître (Roger Lemaire qui donne le rythme à la foulée des joueurs). S’il occupe une place aussi particulière dans le panthéon des documentaires sportifs (aux côtés de When We Were kings, sorti deux ans plus tôt sur le combat de boxe Ali/Foreman à Kinshasa qui a justement inspiré Meunier), c’est que le film déjoue la représentation du sport. Le film offre ainsi des moments cultes mais surtout témoins d’un métier qui nourrit tant de fantasmes. On pense notamment à Jacquet, ordonnant sèchement à Robert Pirès de « muscler son jeu » ou Fabien Barthez et Laurent Blanc, clopant tranquillement dans leur chambre, Meunier s’attarde sur l’humain dans une tentative d’affect. Le documentaire rentre suffisamment dans l’intime des joueurs pour montrer au spectateur ce qui dépasse le cadre du sport : les moments de solitude (Zidane et la pression sur ses épaules), la fatigue physique, les attentes des uns et des autres…

Stéphane Meunier, caméra au poing sur le bord du terrain
Le film s’autorise aussi à ne rien montrer ni de la finale ni des festivités qui ont suivi, s’arrêtant au moment où les joueurs quittent les vestiaires pour aller affronter le Brésil. Un choix qui peut traduire à la fois un impératif d’audimat – diffuser le film le plus vite possible (deux jours après) – mais aussi par un simple constat : nous vous avons montré les dessous de toute la compétition, la suite n’est que légende et vous la connaissez. Cette fin « en queue de poisson » développe ainsi une forme de figure de style que son vague remake ne parvient plus à articuler. Moins dans le contrôle et plus dans le contact, la caméra tremble et virevolte sans cesse, Les Yeux dans les Bleus se construit comme une fiction sachant parfaitement ménager ses effets en évitant toute platitude. Malgré le manque d’images footballistiques, le film construit une urgence à partir de la parole et des efforts physiques des joueurs, un sentiment d’union face à l’adversité.
2018, pertinence et persistance des images
La cuvée 2018 multiplie les effets clipesques qui noient le sujet dans un récit rétrospectif prématuré plutôt que de se confronter au réel. Un trop-plein de mise en scène quand la discrétion faisait l’efficacité du précédent. Si le documentaire de Théo Schuster et Emmanuel le Ber semble inopérant, c’est que depuis l’arrêt Bosman, entérinant le libre-échange dans le foot et l’arrivée des réseaux sociaux, les joueurs n’ont plus besoin de cela. Une difficulté qu’anticipait Stéphane Meunier dans Les Inrockuptibles en 2014 : « Il faut se rappeler de 1998, la société était différente. Il n’y avait pas eu encore de boom de l’Internet, le téléphone portable ne s’était pas généralisé, la téléréalité n’existait pas. Quand on parle de suivre le quotidien de l’équipe de France aujourd’hui, ça paraît tellement banal, on peut filmer avec un téléphone. Alors qu’à l’époque, l’idée était beaucoup plus pertinente.[1] » Souverains de leur image, les joueurs maîtrisent toute leur communication avec l’aide de conseillers, et utilisent leurs propres canaux pour dévoiler leur « vraie » vie. Il fallait donc plutôt aller chercher du côté des stories Snapchat ou Instagram de Benjamin Mendy ou Presnel Kimpembe, ainsi que de la conférence de presse d’Adil Rami pour cerner cet esprit de groupe.
Les Yeux dans les Bleus est toujours une référence privilégiée pour aborder la manière dont on concevait et pratiquait le sport en 1998, mais, à l’heure du transmédia, les images ont changé de nature et de grammaire. Ce qui semblait alors inédit est désormais la norme, voire une version aseptisée tant la transparence est de mise, la popularité d’un joueur influençant sa « valeur marchande ». Cette liberté offerte par les réseaux soulève néanmoins une grande question : faudra-t-il paradoxalement compter sur Snapchat (qui célèbre la vidéo éphémère) pour retrouver les temps forts d’aujourd’hui ? En même temps que l’équipe de France gagnait sa deuxième étoile, Les Yeux dans les Bleus est devenu plus qu’un témoignage sur la Coupe du Monde mais littéralement un document d’archive.

Les Yeux dans les Bleus
un film de Stéphane Meunier
1998 – France
Canal + vidéo
DVD
[1] Stéphane Meunier, réalisateur des “Yeux dans les Bleus” : “Le football marque les époques” par Julien Rebucci, publié le 02/06/14, Les Inrockuptibles.