Les sorties conjointes en Blu-ray de La 317ème section, du Crabe-Tambour, de Diên Biên Phú en version restaurée et de La Section Anderson au cinéma au mois de mars 2019 nous font replonger dans l’œuvre testimoniale de ce cinéaste-vétéran, réminiscences d’une quête d’images à jamais perdues.

Dossier originellement publié dans le n°3 de Revus & Corrigés.


Novembre 2007, la Cinémathèque française organise une rétrospective consacrée à Pierre Schoendoerffer. Hormis les romans que compte sa carrière d’écrivain, tous ses métrages y sont présentés : ses films de fiction, ses documentaires et plusieurs de ses images tournées durant la guerre d’Indochine en tant que reporter du Service Cinématographique des Armées. Tout est là, ou presque. Il ne manque que l’essentiel. « Il faut que j’y aille, qu’il y ait un témoin », répondait-il à ceux pour qui Diên Biên Phú, « c’était foutu[1] ». Mais le vendredi 7 mai 1954, après deux mois d’une bataille ininterrompue, c’est fini. Quand les autres détruisent leurs fusils et munitions, lui doit détruire sa caméra et les images qu’elle contient pour ne pas qu’elles tombent entre les mains de l’ennemi. Les ordres sont les ordres. Cet instant sera l’obsession du reste de sa vie : reconstruire ses images de la guerre d’Indochine et ne pas oublier ces braves jetés dans une bataille perdue d’avance et devenue depuis invisible.

La 317ème section pétrifie le public à sa présentation au Festival de Cannes de 1965, qui le récompense alors du Prix du Meilleur scénario. Les spectateurs bouleversés ressortent mutiques de la projection. Rarement la guerre n’avait semblé si vraie et les soldats si proches. Au même moment, le conflit au Vietnam n’est encore qu’à ses balbutiements pour les Américains. Après, qui veut voir la guerre d’Indochine ? Les images d’archives du défilé victorieux des chars français sur les Champs-Élysées en 1944 éclipsent toujours celles de cette terrible défaite dix ans plus tard, là-bas. Sans parler de ce qu’on appelait les « événements » d’Algérie, à la même période. Seule compte l’issue. Mieux encore si elle met en valeur ce mythe orgueilleux que l’on se fait de la France. Or, de cette France, il n’en existe véritablement qu’une image, annonciatrice, au début de la filmographie de Pierre Schoendoerffer : celle du drapeau tricolore descendu du mat du poste de Luong Ba, juste avant que la 317ème section ne l’abandonne pour rejoindre le gros des troupes « françaises ». Malgré les réalisations d’un premier long-métrage scénarisé par Joseph Kessel (La Passe du Diable, 1958) et de deux adaptations de romans de Pierre Loti (Ramuntcho et Pêcheur d’Islande, 1959), la production de La 317ème section ne sera lancée qu’après son succès en livre, écrit par le cinéaste lui-même.

Marche funèbre à marche forcée

La 317ème section pétrifie le public à sa présentation au Festival de Cannes de 1965, qui le récompense alors du Prix du Meilleur scénario. Les spectateurs bouleversés ressortent mutiques de la projection. Rarement la guerre n’avait semblé si vraie et les soldats si proches. Au même moment, le conflit au Vietnam n’est encore qu’à ses balbutiements pour les Américains. Après, qui veut voir la guerre d’Indochine ? Les images d’archives du défilé victorieux des chars français sur les Champs-Élysées en 1944 éclipsent toujours celles de cette terrible défaite dix ans plus tard, là-bas. Sans parler de ce qu’on appelait les « événements » d’Algérie, à la même période. Seule compte l’issue. Mieux encore si elle met en valeur ce mythe orgueilleux que l’on se fait de la France. Or, de cette France, il n’en existe véritablement qu’une image, annonciatrice, au début de la filmographie de Pierre Schoendoerffer : celle du drapeau tricolore descendu du mat du poste de Luong Ba, juste avant que la 317ème section ne l’abandonne pour rejoindre le gros des troupes « françaises ». Malgré les réalisations d’un premier long-métrage scénarisé par Joseph Kessel (La Passe du Diable, 1958) et de deux adaptations de romans de Pierre Loti (Ramuntcho et Pêcheur d’Islande, 1959), la production de La 317ème section ne sera lancée qu’après son succès en livre, écrit par le cinéaste lui-même.

Bruno Cremer dans La 317ème section.

Avec une caméra rasant une forêt impénétrable, à la frontière du Laos, le film s’ouvre sur une musique aux allures de plainte funèbre. Dès le départ, aucune promesse de gloire ou d’espoir dans cette guerre que filmera Pierre Schoendoerffer : « J’ai voulu éviter une série de tics, de lieux communs, d’idées générales qu’on a répandu indéfiniment et qui contribuent à donner une image fausse de la guerre.[2] » Lorsque le livre n’épargne aucun des détails multicolores d’une plaie béante, le choix du format 1,66 et du noir et blanc reproduit le style de ces images détruites une décennie plus tôt. Le cinéaste se raccroche à son expérience de reporter d’actualités qui prenait le temps de filmer les visages des soldats en gros plan, malgré une petite caméra Bell & Howell limitée à un magasin d’une minute de pellicule. Dans La 317ème section, « la caméra est un soldat anonyme, elle est là où sont les soldats, au milieu d’eux[3] ». Schoendoerffer a confié son œil à Raoul Coutard, avec qui il avait fait ses trois premiers films. Devenu entretemps l’une des figures emblématiques de la Nouvelle Vague, le chef opérateur est surtout, comme lui, un ancien de l’Indo. Pour le reste, on s’épuise avec une petite équipe de tournage dans la mangrove cambodgienne et on tire à balles réelles !

L’honneur d’un cinéaste

Pétri par les écrits de Joseph Conrad auxquels il ne manque jamais de faire référence, le style Schoendoerffer, c’est aussi sa voix. Un commentaire sec, imperturbable, répertoriant avec une froide précision les lieux et dates de chaque séquence, mentionnant aussi le destin funeste qui attend ses personnages. Jacques Perrin ou Bruno Cremer sont comme des morts en sursis devant sa caméra portée. À peine deux ans plus tard, pour l’émission Cinq colonnes à la une du 3 février 1967, son reportage La Section Anderson égraine de la même manière l’identité de soldats américains impliqués dans une autre guerre – ou la même ? –, celle du Vietnam. Toute l’Amérique est représentée. L’âge est le même, autour de la vingtaine. La Section Anderson est d’autant plus symbolique que son chef, le fameux Anderson, est un officier afro-américain. À une époque où la lutte pour les droits civiques secoue les États-Unis, Noirs et Blancs vivent, se battent et meurent côte à côte dans la jungle, loin de chez eux. L’ancien reporter et prisonnier de guerre du Viêt Minh n’a su résister à l’appel du terrain. Il sera récompensé de l’Oscar du Meilleur documentaire.

Jean Rochefort et Claude Rich à la recherche de celui que l’on appelle le Le Crabe-Tambour.

Dénué de tout paternalisme malvenu, La Section Anderson jalonne cette représentation brute du Vietnam. Les sirènes dénudées des magazines Playboy et les morceaux de musique pop made in USA diffusés sur place accentuent le déracinement de cette génération avec laquelle, pourtant, Pierre Schoendoerffer n’a rien en commun. Vingt ans après, il ira retrouver la plupart de ces vétérans dans une suite intitulée Réminiscences, pour attester des séquelles à long terme. Si la guerre d’Indochine est toujours présente dans chacun de ses films, elle sert notamment de centre de gravité pour tous les autres conflits. Le parcours de la génération qu’il partage avec les personnages de ses fictions n’a pas traversé une mais trois guerres. La Seconde Guerre mondiale n’y est pas la plus glorieuse, elle est plus complexe. Bruno Cremer interprète dans La 317ème section un ancien « malgré-nous », Français enrôlé de force dans la Wehrmacht, comme plusieurs des cousins du cinéaste aux origines alsaciennes. Peut-on faire confiance alors à un soldat qui a combattu au sein des rangs de l’ennemi d’hier ? La suspicion subsiste. À l’instar des derniers jours que couvre le film, après la chute de Diên Biên Phú, même si la guerre est perdue, on veut la continuer. Faire une ultime « charge héroïque ». La guerre ne finit jamais.

Avant que tous ne disparaissent

La guerre est ce qu’elle est dans l’œuvre de Pierre Schoendoerffer. Il n’y a pas de rancune ou d’esprit de revanche. L’Indochine « est mon deuxième pays. C’est le pays où je suis devenu adulte.[4] » Il ne reste que le souvenir des morts et d’une idée plus vague de l’honneur. Au fil d’une œuvre cohérente tissée en toile d’araignée où les noms, les identités et les acteurs reviennent et se répondent, le cadre s’élargit progressivement. Les gros plans serrés en noir et blanc de La 317ème section deviendront d’épiques plans larges en Cinémascope dans Diên Biên Phú. De film en film, l’individu s’éloigne de l’objectif. Sa silhouette s’estompe derrière les épaisses fumées de la bataille, perdue dans le brouillard d’un souvenir plus collectif. Pourtant, la mémoire résiste. Publié puis adapté en 1977, Le Crabe-Tambour représente cette recherche menée par Jean Rochefort au milieu d’une mer tourmentée, désireux de retrouver un ancien officier croisé en Indochine puis en Algérie. Seule la mémoire des différents protagonistes parvient à incarner à l’écran cet étrange et inquiétant « roi » avec son chat noir, sous les traits de Jacques Perrin. Le spectateur aura beau remonter le fleuve embrumé des flashbacks qu’il demeurera toujours aussi insaisissable, nous laissant avec une mémoire parcellaire, incomplète.

« Ça ne m’intéresse pas de me battre si ce que je raconte n’a pas de résonance dans le grand public », écrivait le cinéaste dans la préface de son roman L’Adieu au roi, adapté en 1989 par John Milius. Pierre Schoendoerffer ne voulait pas être seul dans sa quête du souvenir. En lisant ces lignes et voyant ces quatre films en 2019, c’est participer à ce travail de mémoire amorcé avec fracas par La 317ème section. En forme d’élégie réconciliatrice, avec l’extraordinaire partition de Georges Delerue en requiem, Diên Biên Phú est tourné au Vietnam, moins de quarante ans après la bataille, avec les vietnamiens, l’armée du Vietnam. Pour Pierre Schoendoerffer, « ce fut une expérience bouleversante, pour eux, comme pour nous. Refermant une page douloureuse de notre histoire, elle n’a de sens que si elle contribue à renouer des liens avec ce Vietnam que nous aimons, que j’aime. » Bénéficiant de larges moyens matériels et financiers mis à disposition par le pays, au même titre que ses contemporains L’Amant de Jean-Jacques Annaud et Indochine de Régis Wargnier, le long-métrage à la mise en scène plus distante désire tourner la page d’une blessure toujours ouverte. Résonne ainsi en clôture la voix du cinéaste sur la file infinie des Français vaincus : « Plus de 7 700 de ces hommes ne reviendront jamais. » Lui non plus n’en est jamais vraiment revenu, ses images perdues avec eux, dans les brumes des hauts plateaux du Tonkin.

Regards hagards et défaits dans la bataille de Diên Biên Phú.

La 317ème Section (1965)
Le Crabe-Tambour (1977)
Diên Biên Phú (1992)
Trois films de Pierre Schoendoerffer

StudioCanal
En Blu-ray (exclusivité Fnac)
9 mars 2019

Vu la teneur des films de Pierre Schoendoerffer, il est regrettable qu’aucun autre bonus ne soit présent sur ces éditions restaurées pour explorer l’univers du cinéaste, hormis un entretien avec Jacques Perrin sur celui de La 317ème section (26 min.) dans lequel il revient sur sa collaboration avec Pierre Schoendoerffer, sa façon se travailler sa mise en scène de la guerre et des idées fausses que beaucoup se sont fait de lui.

La Section Anderson
Un film de Pierre Schoendoerffer
1967 – France

Solaris Distribution
Cinéma
27 mars 2019

Pour prolonger la lecture

Pierre Schoendoerffer ou la guerre
Un livre écrit par Sophie Delaporte
Nouveau monde éditions – 192 pages
16 mai 2019

Ne distinguant pas les archives de la fiction, Sophie Delaporte réunifie parfaitement cette œuvre plus cohérente qu’il n’y paraît du cinéaste sur sa représentation des combats à l’image.


[1] Entretien avec Pierre Schoendoerffer par Bénédicte Chéron dans Pierre Schoendoerffer – Un cinéma entre fiction et histoire, CNRS éditions, 2012, page 37.

[2] Fiches Unifrance Film Informations de la sortie en salle de La 317ème section, archives du CNC.

[3] Pierre Schoendoerffer, Diên Biên Phú, de la bataille au film, éditions Fixot, 1994, page 122.

[4] Bénédicte Chéron, Pierre Schoendoerffer, Op cit., page 49.

Crédits images : La 317ème Section © 1965 Les Productions Georges de Beauregard, Paris Rome Films, StudioCanal / Le Crabe-Tambour © 1977 Patrick Chauvel DR, AMLF, Bela Productions, Lira Films, Renn Productions, TF1, StudioCanal / Diên Biên Phú © 1992 Patrick Chavel DR, Flach Film, Mod Films, Films A2, production Marcel Dassault, StudioCanal / la Section Anderson © 2019 Solaris Distribution