Cinq ans après la mort du père du Cinema Novo, Une vie de cinéma, présenté à Cannes Classics lors du Festival de Cannes 2023, retrace tout en archives la carrière du cinéaste Nelson Pereira Dos Santos, entre films avant-gardistes et implication politique pour le développement du cinéma au Brésil. Rencontre avec les deux réalisatrices, Aìda Marques et la veuve et ancienne assistante du cinéaste Ivelise Ferreira.
Comment est née l’idée de ce documentaire ?
Ivelise Ferreira : Le projet est né du vivant de Nelson. Il venait de prendre sa retraite de cinéaste. Il ne souhaitait plus tourner de films mais envisageait par contre de regrouper toutes les archives et les interviews à son propos. J’ai proposé que nous en fassions un documentaire, car rien n’existait alors qu’il y avait une matière très importante à exploiter.
Aìda Marques : Ils m’ont alors approchée pour produire le film, et nous nous sommes mis à chercher le réalisateur à même de porter ce projet. Mais à un moment Nelson nous a dit que c’était à nous de raconter cette histoire. Il tenait à ce que ce soit des personnes qui le connaissaient bien qui réalisent le film. Il voulait être certain que le projet soit entre de bonnes mains.



Ivelise, vous avez été sa compagne pendant près de 30 ans et l’avez assisté dans tous ces projets depuis les années 90. Aìda, quel lien entreteniez-vous de votre côté avec Nelson Pereira Dos Santos ?
A.M. : Ah, je le connais depuis mon enfance ! J’habitais dans la même ville que lui, mon père et lui étaient amis, je suis même allée à l’école avec ses enfants. Mais c’est surtout dans les dernières années de sa vie que j’ai eu plus de rapports avec lui, car j’enseignais dans la même université que lui à Rio.
Pourquoi avez-vous choisi de n’utiliser que des archives ?
I.F. : Nous avons découvert qu’il y avait beaucoup de matériel, des images que Nelson avait enregistrées ou récupérées tout au long de sa carrière. Quand on s’est lancés dans le projet, l’idée était que Nelson commente les images, le film aurait alors été totalement différent. Mais il est mort pendant la production [ndlr : le cinéaste est décédé d’un cancer foudroyant en avril 2018]. Pour nous c’est ensuite devenu une évidence de n’utiliser que des archives d’interviews. Nous avions récupéré tellement de matériel, c’était tellement riche, que nous ne pouvions faire autrement.
A.M. : On avait au total plus de 80 heures de rushs. Ses films, avec parfois du making of, les documentaires auxquels il avait pu participer, les bonus de DVD, sans compter ce qu’on avait pu apprendre dans les livres. Nous avions vraiment beaucoup de choses.
I.F. : Il nous a fallu 8 mois rien que pour regarder et classer toutes ces archives. Ce qui n’a pas été simple car quand nous nous sommes mises à la tâche, la COVID est arrivée. À cause du confinement, nous avons dû travailler chacune de notre côté.
A.M. : C’était compliqué car on n’avait pas forcément la technologie adéquate pour faire ce travail à distance. C’était un peu précaire comme situation.
I.F. : Pour moi, rester avec ces images seule chez moi pendant huit mois alors que Nelson était mort depuis peu a été très particulier. J’avais l’impression qu’il était encore à côté de moi, qu’il me guidait. Ce fut le cas pendant le montage également.

On dit souvent que c’est le père du Cinema Novo brésilien. Se considérait-il comme tel ?
A.M. : Oui je pense. C’est lui qui a initié cette façon de faire du cinéma. Cette espèce de simplicité dans la lignée de Rossellini et des films néo-réalistes italiens qui l’ont beaucoup inspiré.
I.F. : Son premier film Rio, 40°, sorti en 1956, a créé la modernité du cinéma brésilien, c’est vraiment le point de départ du Cinema Novo.
A.M. : En effet, avant lui, on avait surtout un cinéma très populaire, tourné en studios, qu’on pouvait comparer à des pièces de théâtre filmées pour le grand écran. D’un autre côté, à São Paulo, il y avait l’émergence de grands studios, inspirés par le modèle hollywoodien dans leur manière de tenter d’industrialiser la création cinématographique. Mais ça n’a pas marché, ces films-ci n’ont jamais eu de succès. Rio, 40° a donc marqué une révolution, c’est la première fois que le Brésil a eu un cinéma vraiment brésilien.
Dans le documentaire, il y a un extrait assez parlant du making-of de Sécheresse. Alors qu’il entreprend de diriger un chien, quelqu’un prononce cette phrase : « Ce n’est pas un cinéaste, c’est un sorcier ! ». Y avait-il quelque chose de magique dans sa manière de travailler sur un plateau ?
A.M. : Tout à fait ! Il avait un caractère très particulier sur les tournages, il se montrait toujours très généreux avec tout le monde, toujours de bonne humeur et décontracté. Attitude qu’il avait d’ailleurs aussi avec ses étudiants. C’était quelqu’un de très accueillant.
I.F. : On pourrait résumer cela au fait que sur les tournages, il instaurait une ambiance très familiale. Nous faisions un peu du cinéma en famille à ses côtés.

Vous parliez de ses étudiants. Dans le film, au-delà de sa carrière de cinéaste, c’est aussi un Nelson Pereira Dos Santos professeur de cinéma et passeur engagé que l’on découvre.
A.M. : Il a participé à la fondation des deux cours de cinéma les plus importants au Brésil. Son premier cours, à l’université de Brasília, a dû fermer au moment de la dictature. Puis il a ensuite créé deux écoles de cinéma au sein de l’université de São Paulo et l’université fédérale de Rio de Janeiro toujours active aujourd’hui. Son cours de Rio, où nous étions d’ailleurs collègues, était le plus important et le plus ancien du Brésil. Beaucoup de cinéastes importants y sont passés, mais aussi des directeurs photos, des monteurs… C’est un cours qui a une dimension très pratique, les étudiants étaient tout de suite confrontés à la réalisation sans passer par un grand approfondissement théorique. Cette marque de fabrique, c’est Nelson qui l’a imposée, tout comme son engagement dans le rapport très bienveillant et professionnel à entretenir entre profs et élèves.
Votre film se clôt sur une citation de Le Clézio : « Le cinéma c’est la liberté. La liberté en action. » La liberté guidait-elle le travail de Nelson Pereira Dos Santos ?
I.F. : C’est au cœur notamment de ses adaptations de l’œuvre de l’écrivain Graciliano Ramos, Sécheresse, et surtout Mémoires de prison. Ce dernier livre autobiographique raconte la dictature de Vargas dans les années 30. Nelson a réalisé les deux adaptations à des moments clés : 1963 pour Sécheresse, soit le début de la dictature militaire, et 1984 pour Mémoires de prison, soit le moment où cette dictature est en train de mourir. C’est pour ça que nous avons voulu mettre en valeur cela, la liberté chez lui était très présente.
A.M. : Pendant la dictature, il n’a jamais quitté le Brésil et a continué de faire des films en passant par la métaphore, comme beaucoup d’autres cinéastes de sa génération.

Dans le film, on voit la place importante du Festival de Cannes dans la carrière de Nelson Pereira Dos Santos. Quel lien entretenait-il avec le festival ?
I.F. : Il avait un rapport très spécial avec le Festival de Cannes. À chaque fois qu’il terminait un film, il cherchait à le présenter au Festival. Pour lui c’était une vitrine très importante pour son travail d’une part, mais aussi pour le cinéma brésilien dans son ensemble qui a toujours eu sa place en sélection. Il voyait Cannes comme un cadeau offert à tous les Brésiliens pour la reconnaissance de leur art.
Revenir à Cannes aujourd’hui pour présenter ce film avait donc sûrement une saveur particulière, n’est-ce pas ?
I.F. : Je suis très heureuse de présenter le documentaire ici, cela montre l’importance de Nelson dans le cinéma. Et puis cela nous rappelle notre dernier passage ici avec la sélection en 2012 de son tout dernier film, le documentaire La Musique selon Antonio Carlos Jobim.
A.M. : Dans le genre documentaire, ce film biographique sur le créateur de la Bossa Nova a encore changé la manière de raconter une histoire, avec un mélange d’archives et de chansons. Pour revenir à la présentation du documentaire Une vie de cinéma cette année, je pense que ça rend hommage à son importance comme cinéaste, mais aussi à sa grande importance comme penseur du cinéma brésilien. Nelson Pereira Dos Santos avait trois voies d’action : le professeur, le cinéaste et le militant pour le cinéma. Il a été à la tête de nombreuses institutions et associations pour promouvoir le cinéma, on le consultait tout le temps sur ces questions. C’est quelqu’un qui non seulement pensait le Brésil, la culture et le cinéma mais proposait aussi dans actions.
Lesquelles par exemple ?
A.M. : Tout ce qui concerne les lois de financement et de régulations pour le cinéma par exemple. C’est le groupe du Cinema Novo qui a initié ça dans les années 70, avec un modèle inspiré des actions du CNC en France. Nelson Pereira Dos Santos était toujours à la tête de ces initiatives, il était beaucoup plus engagé sur ces questions que les autres cinéastes du Cinéma Novo. Il avait vraiment ce sens du collectif, cette volonté de s’occuper de tous les cinéastes et pas seulement de lui. C’était une chose naturelle. C’est pour ça que c’est très important d’être là aujourd’hui, de présenter ce film après toute la terreur que nous avons vécue ces dernières années au Brésil.
I.F. : Nelson fait partie de l’histoire du Brésil. Il a commencé en 1956 et a fabriqué des films jusqu’en 2012. Tous ces films ont un rapport avec l’histoire de notre pays. Se plonger dans sa filmographie, c’est observer un grand panorama du Brésil.

Quel est son héritage sur le cinéma brésilien aujourd’hui ?
I.F. : Walter Salles et Carlos Diégues en sont les principaux héritiers. On dit souvent qu’à partir de Rio, 40°, il n’y pas un film brésilien qui n’a pas d’une certaine manière était influencé par l’œuvre de Nelson Pereira Dos Santos. Ce film constitue vraiment la pierre angulaire de tout le cinéma brésilien.
A.M. : On peut aussi citer l’influence importante de ces films plus allégoriques tournés pendant la dictature pour contourner la censure, comme Qu’il était bon mon petit Français (1971) ou Mémoires de prison (1984). On voit beaucoup Nelson comme cette figure du Cinema Novo, dont le film le plus représentatif de cette période est Sécheresse (1963). Si c’est son film le plus célèbre et reconnu, son cinéma ne se résume pas du tout à cela. Il a expérimenté beaucoup de styles différents de mise en scène, avec par exemple des films plus surréalistes, un peu plus dans le style de Buñuel. Mais ces films-là sont moins connus et moins visibles, même au Brésil.
Que reste-t-il aujourd’hui des copies de ses films ? Combien ont déjà été restaurés ?
I.F. : La plupart des films sont visibles, il y a eu plusieurs rétrospectives, principalement aux États Unis.
A.M. : Au Brésil on trouve facilement ses films en streaming ou en diffusion sur les chaînes TV du câble. Mais seulement quelques-uns ont été restaurés, les copies ne sont pas toujours de bonnes qualités. Voyez-vous au Brésil, il n’y pas beaucoup d’efforts fait autour du cinéma de répertoire. Il n’y a pas de salles dédiées. Certes nous avons la cinémathèque de São Paulo, mais il y a une programmation assez restreinte, sans grandes rétrospectives comme en France.
I.F. : Aujourd’hui j’aimerais beaucoup par ailleurs lancer une nouvelle restauration de Sécheresse. Il y a d’autres films qui mériteraient aussi un tel travail. Je pense également à publier ses scénarios, des lettres et autres documents que j’ai pu récupérer pour chaque film. Nous avons un petit trésor critique. Au Brésil, nous avons très peu de littérature dédiée au cinéma, il me paraît intéressant de pouvoir enfin publier ces documents.
A.M. : Oui il y a peu de documentaires sur le cinéma brésilien, si ce n’est récemment le documentaire du fils de Glauber Rocha, Eryk Rocha, sur le Cinema Novo qu’il avait d’ailleurs présenté ici à Cannes Classics (ndlr : le film avait remporté en 2016 L’Oeil d’or du meilleur film documentaire présenté sur la Croisette). À présent, nous avons hâte de sortir notre film au Brésil.

Nelson Pereira Dos Santos – Une vie de cinéma
Présenté à Cannes Classics en mai 2023