Deux films de Dino Risi ressortent en salle ; deux films questionnant le passé, le souvenir, le spectral, dans l’Italie politiquement tourmentée de la fin des années 1970 / début 1980. Cher Papa (1979) et Fantôme d’amour (1981) embrassent la tragédie, le pessimisme de Dino Risi, cinéaste qui a pourtant brillé auparavant grâce à ses comédies dont Le Fanfaron, sorti près de vingt ans plus tôt. Mais le monde avait changé, et l’innocence du cinéma de Risi aussi, ornée désormais d’une tristesse qu’il applique sur ses stars, Marcello Mastroianni, Romy Schneider, ou Vittorio Gassman.
Il est des films qui dessinent, à rebours, la généalogie exacte du monde qui est devenu le nôtre. Cher Papa est de ceux-là, et d’une manière troublante qui confine au malaise, voire au vertige. Sorti sur les écrans italiens en 1979, le film est réalisé par Dino Risi dans la foulée immédiate de « l’affaire Moro » – du nom d’Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne (DC) enlevé à Rome par les Brigades rouges et assassiné cinquante-cinq jours plus tard, dans un contexte politique trouble qui a profondément marqué le pays et laissé ouverte une plaie béante, traumatique, qui persiste encore aujourd’hui. Immense succès populaire, le film n’a pas pu être vu par les spectateurs de l’époque, autrement qu’à l’aune de cette tragédie nationale. Comme une tentative de dresser un premier bilan cinématographique de l’affaire, dont l’intrigue reprend certains éléments. Albino Millozza (Vittorio Gassman) est le chef d’entreprise d’un grand fleuron industriel italien. Hâbleur, bavard et fier de lui, il exhibe comme autant de trophées son grand train de vie, sa villa suisse et sa maîtresse (Aurore Clément) qui a le bon goût de s’entendre avec sa femme (Andrée Lachapelle). Les relations avec ses enfants sont plus tendues, cependant : sa fille (Ileana Fraia), post-hippie déboussolée traitée dans un centre de désintoxication rural et new age, refuse de lui adresser la parole. Son fils Marco (Stefano Madia), quant à lui, se montre cordial mais distant. Les choses se gâtent lorsque Millozza découvre un carnet qui relie Marco aux Brigades rouges, et qui semble détailler les plans d’un assassinat à venir.

Si c’est bien le fantôme de l’affaire Moro que l’on voit ressurgir, par signes (une voiture suspecte qui suit Millozza ; un coup de téléphone que l’on attend fébrilement) ou par allusions (des vœux de convalescences envoyés à Gassman par Andreotti, président du conseil au rôle trouble et polémique dans les dessous de l’affaire) c’est une autre analogie qui nous prend au cœur à mesure que le film avance : se dessinent sous nos yeux, de plus en plus clairement, les contours de notre monde contemporain. Cinéaste de l’individu plus que du groupe social, psychiatre de formation, Dino Risi était sans doute particulièrement bien placé pour repérer les mutations profondes des sociétés occidentales ; la perte de sens et d’idéaux, et l’anomie de l’Homme perdu dans le flux optimisé des villes mondes interchangeables. Un nouveau monde s’ouvrait alors, celui de Reagan et Thatcher, de Berlusconi, qui certes n’avait rien à envier à celui des mondes d’hier, ceux du Pigeon de Mario Monicelli (1958), de Mariage à l’Italienne de Vittorio de Sica (1964), de La Grande Pagaille de Luigi Comencini (1960)… Mais les temps nouveaux n’amusaient plus Risi. Et sur le visage ridé de Gassman, qu’il avait rendu infirme et muet, des larmes finissaient par couler, par torrents.
D'entre les morts
Qu’elle semble loin, désormais, la route à flanc de colline du Fanfaron (1962), et sa vitesse trompeuse et fatale. Près de vingt ans se sont écoulés depuis la fuite en avant de Gassman et Trintignant dans leur Lancia Aurelia B24, lancée à plein moteur à travers l’Italie du Boom économique, étincelante, viriliste et fière d’elle-même. C’est le même Dino Risi, pourtant, celui des Monstres (1963), d’Une vie difficile (1961) et de ces quelques autres poignées de films indissociables de ce que l’on a appelé après coup la « comédie à l’italienne », qui réalise en 1981 Fantôme d’Amour. À l’humour cruel, d’une précision redoutable et d’une énergie folle, si représentatifs des années 1960, s’est substitué le brouillard neigeux d’un long hiver qui s’est abattu sur le cinéma italien, et le pays tout entier.
C’est une veine assez méconnue du cinéma de Risi, une veine mélancolique, qui s’exprime ici sans retenue. Aucune causticité, aucune ironie, ne s’expriment plus cette fois dans le jeu de Marcello Mastroianni, qui interprète placidement le rôle d’un conseiller fiscal au quotidien sans couleurs, tristement bourgeois, croisant dans le bus un vieil amour de jeunesse. Romy Schneider, c’est bien elle, lui apparaît méconnaissable : le visage ridé, les dents noircies ; la beauté saccagée par la maladie, la solitude et le regret.

Très tôt dans l’intrigue clignotent les premiers signaux dont le titre du film lui-même nous avait fait la promesse, portée par les notes envoûtantes et spectrales de la musique de Riz Ortolani : nous voici dans une ville, Pavie, et un pays, cernés par la Mort. Trop sereins, vautrés dans leurs certitudes, rassasiés de bons vins et de charcuterie, les personnages de Risi ont réveillé les fantômes : ceux que leur confort a écrasé, réduit à l’agonie lente et muette, qui maintenant reviennent et réclament vengeance. C’est tout le film, en réalité, qui se trouve hanté. Hanté par des souvenirs épars du cinéma d’autrefois qui ressurgissent çà et là, comme des éclats spectraux. Ainsi plane sur Romy Schneider, la revenante, les ombres lointaines d’Hitchcock et de Vertigo. Ainsi surgit, au détour d’un plan, une gorge tranchée et du sang, rouges comme du Bava.
De manière plus profonde – plus féconde aussi – Fantôme d’Amour retrouve également les grimaces et les mines hallucinées d’un très vieil expressionisme, idéalement incarné par un personnage d’ecclésiastique versé dans l’occulte (Michael Kroecher, acteur allemand formé dans les années 1930 à la danse d’expression), sorte d’alchimiste caligaresque revu et corrigé par la commedia dell’arte. Le parallèle n’est pas tout à fait absurde, si l’on se souvient de la lecture que Kracauer faisait de certains films du temps de Weimar, baptisés Straßenfilms (films de rue) et analysés comme le fantasme bourgeois de quitter la routine étouffante de sa vie pour goûter les joies dangereuses du monde au-delà de ses fenêtres. C’est bien à cette flamme que se brûle Mastroianni, et ce qui le mène selon les interprétations, jusqu’aux rives de la folie. Une folie douce, sans spectacle ; presque éteinte.
– Mezza voce.

