Après avoir été redécouverte au Festival Lumière en 2020, le travail de la réalisatrice américaine Joan Micklin Silver a enfin les honneurs d’une ressortie en salles avec son premier film, Hester Street (1975). Une plongée quasi-documentaire dans le Lower East Side de la fin du XIXe siècle à travers le regard d’une jeune immigrée russe dépassée par les mœurs du pays de Yankees auquel son mari s’est acclimaté.

Scorsese, Friedkin, Coppola… Quand on pense au cinéma indépendant américain des années 70, ce sont les noms de ces maîtres du Nouvel Hollywood qui tout de suite clignotent dans votre esprit. Tous, ce n’est pas un scoop, sont des hommes. Hollywood ne serait pas une affaire de femmes… Pourtant quelques réalisatrices se sont battues pour faire naître des projets, comme Barbara Loden qui parvient à livrer un unique chef d’œuvre Wanda (1970). Joan Micklin Silver est aussi de cette trempe là. Scénariste et réalisatrice de plusieurs courts-métrages, la cinéaste se voit fermer une à une les portes de Hollywood. C’est donc en totale indépendance, associée à son mari côté production, qu’elle se lance dans la mise en chantier de Hester Street en 1975. Il faut dire que ce projet est pour le moins osé : un film en noir et blanc, centré sur l’histoire des immigrés juifs d’Europe de l’Est et dont certains dialogues sont en yiddish. Adapté d’une nouvelle méconnue d’Abraham Cahan, le scénario a des résonances très personnelles pour Joan Micklin Silver, elle-même fille d’immigrés russes. Le résultat est un des films les plus importants sur la représentation de l’immigration américaine et le processus d’acculturation subi par les communautés européennes pour s’adapter au nouveau monde. 

On y suit un couple dont les aspirations s’opposent. Lui, arrivé en premier aux États-Unis sans femme ni enfant, s’épanouie dans cet univers où tout semble réalisable. Il se  fait appeler Jake, a rasé sa barbe pour une élégante moustache, fréquente les salons des riches immigrés, flirte allégrement avec les prostitués et renie les traditions hébraïques. Elle, fraîchement débarquée avec leur fils, va avoir du mal à se défaire des coutumes du vieux continent. Toutefois Micklin Silver est loin de proposer un scénario binaire qui opposerait anciens et modernes. Les tentatives de l’homme, incarné par Steven Keats, pour s’américaniser paraissent déraisonnables tant il veut faire table rase du passé, obsédé par le regard des autres, principalement en supprimant de son environnement les signes de sa judaïté. Pour se fondre dans le décor américain, il rebaptise par exemple son fils Joey. Mais le personnage le plus fascinant de cette histoire est évidemment Gitl, cette femme qui va chercher progressivement à s’émanciper, sans pour autant renier son identité juive profonde, le geste le plus symbolique étant sa manière de finalement accepter de montrer ses cheveux en gardant la coiffure traditionnelle. Une femme qui osera aller sans la moindre hésitation jusqu’au divorce, signe finalement ultime de sa modernité. La comédienne Carol Kane livre une prestation d’une intense subtilité qui fut récompensée d’une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice en 1976.

Une sublime photographie

Et oui, cette toute petite production à 320 000 dollars, tournée en seulement 34 jours, et dont personne ne voulait avait à l’époque tapé dans l’œil de l’Académie. Au-delà de son scénario féministe, Hester Street vaut surtout le détour pour sa représentation particulièrement réaliste de la communauté juive de Lower East Side, à la limite de l’ethnographie. Son esthétique est d’une beauté plastique intemporelle, renforcée par une direction artistique portée par la luminosité du noir et blanc de son image, rappellant les photographies de l’époque (sur laquelle joue aussi sa très belle affiche). Malgré son mince budget, la cinéaste réussit à nous immerger dans l’effervescence d’Hester Street avec une maestria miraculeuse, notamment dans une scène de déambulation au marché, où les habitants passent d’échoppe en échoppe dans un joyeux brouhaha. Les costumes, les décors, tout semble avoir été pris sur le vif en 1896. Le quotidien de la communauté dans le ghetto est dessiné avec une précision historique redoutable, renforcé dans son réalisme par les dialogues en yiddish. La reconstitution d’Ellis Island est aussi remarquable, représenté telle une prison avec des gardiens devant lesquels il faut montrer patte blanche pour mettre un pied sur le sol américain. L’arrivée de Jake au cœur du bâtiment, ouvrant d’imposantes portes noires sur un immense drapeau américain avant de dévoiler le reste de la pièce – le bruit, les familles en détresse, les barrières – et de se resserrer sur le visage du personnage masculin est l’un des plus moments du film, illustrant en quelques secondes les paradoxes du rêve américain.

Cette représentation inédite vaut au film d’être intégré en 2011 au prestigieux registre des films conservés à la Bibliothèque Nationale du Congrès.  À n’en pas douter, The Immigrant de James Gray (2013), sur un milieu similaire, doit beaucoup au travail de Joan Micklin Silver, tout comme Yentl de Barbra Streisand (1983), plus sur le plan thématique de la représentation de la culture yiddish que sur l’aspect esthétique cette fois. Pourtant, après ce premier chef-d’œuvre, la réalisatrice tombe peu à peu dans l’oubli, malgré la dizaine de long-métrages indépendants de sa filmographie. La restauration de Hester Street prouve que le cinéma indépendant américain contemporain réserve encore de merveilleux trésors, et que si ces femmes avaient eu les moyens de leurs ambitions comme les grands maîtres du Nouvel Hollywood, une autre histoire du cinéma aurait peut-être pu s’écrire…

HESTER STREET
Joan Micklin Silver, 1975, États-Unis

Splendor Films
Au cinéma le 13 septembre 2023

PODCAST – Joan Micklin Silver, l’outsider des années 70

Pour en savoir plus, écoutez l’épisode 2 de notre podcast Silence, elles tournent !, consacré à Joan Micklin Silver, écrit et a animé par Esther Brejon, avec son invité Nicolas Schaller, auteur et journaliste (L’Obs).

En savoir plus sur Revus & Corrigés

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading