Merveille retrouvée d’un cinéma italien ultra-politique, Le Terroriste est l’œuvre de Gianfranco de Bosio, homme de théâtre et cinéaste méconnu ; surtout, ancien résistant et membre des Groupes d’Action Partisane, dont il retranscrit ici l’expérience dans Venise occupée. Un film puissant, approfondissant les enjeux moraux autour de la Résistance et de la notion de terrorisme, à l’actualité irradiante.

À l’Assemblée Nationale, il y a une salle de projection, d’une centaine de places environ, utilisée pour différents types d’événements, militants ou professionnels, souvent dans une relative indifférence – du public et, évidemment, encore plus des occupants du Palais Bourbon. Pourtant il n’en faudrait pas beaucoup pour la remplir. Celle de l’Élysée encore moins, d’ailleurs, puisque, construite en 1971 par Pompidou, « restée dans son jus », surtout en piètre état [1], faute de rénovation, faute d’intérêt de la plupart des derniers locataires du palais présidentiel, elle ne comporte que 22 places (un brin plus si l’on rajoute des chaises). C’est dans ces deux salles, parmi d’autres, qu’il faudrait passer en boucle Le Terroriste, ce jusqu’à ce que les résidents respectifs de ces lieux finissent par voir le film. Car Le Terroriste, qui était déjà un film éclairant à son époque, un après-guerre sombre, trouble, parfois miraculeux pour l’Italie (en témoigne son cinéma), bientôt délétère (les années de plomb, à la fin 1960/début 1970) semble avoir une vérité aujourd’hui irradiante. Dans un contemporain qui se complaît à citer à tort et à travers Orwell et la novlangue de 1984 pour dénoncer des confusions linguistiques tout en entretenant lui-même des confusions politiques, la découverte du Terroriste, un oublié du cinéma italien, d’un cinéaste presque inconnu et vétéran des Groupes d’Action Partisane, (Gianfranco De Bosio), a de quoi remettre les pendules à l’heure sur le sens des mots. Le programme est dans le titre, qui est le même en italien : Il Terrorista. C’est le sujet. Le terroriste. Qui est-il, c’est autre chose ; un peu comme le récent La Zone d’Intérêt : quelle est, au juste, la fameuse zone d’intérêt – le camp d’Auswitch, qu’on ne voit pas vraiment mais qu’on entend, ou la maison familiale adjacente de Rudolf Höss, lieu central de l’action ?

Résiste, prouve que tu existes

Pourtant, tout est limpide, dans Le Terroriste : un contexte, l’Italie occupée ; un personnage central, l’Ingénieur (Gian Maria Volonté), fabricant et poseur de bombes ; un comité de Résistance (CNL) dirigé par des chefs de partis politiques différents (socialistes, démocrates chrétiens, communistes…). Et l’Italie occupée est elle-même divisée par deux pouvoirs, celui des Nazis et celui des Fascistes – distinction importante que fait le film, dans les dialogues, la langue et les uniformes, pas tant car l’un serait moins pire que l’autre, mais la violence d’Allemands nazis sur l’Italie n’est pas la même chose que la violence perpétrée par des Italiens fascistes. Nuance éclairante et importante face au fardeau de la honte, qui doit être vue droit dans les yeux lorsque l’on filme la Résistance, un peu comme Jean-Pierre Melville le fera quelques années plus tard, au début de L’Armée des ombres (1969), filmant un drapeau tricolore désaturé, flottant au-dessus d’un camp de prisonniers. Mais contrairement au film de Melville, ou à Un Homme de trop de Costa Gavras (1967), qui évoquent, outre la collaboration, un prix à payer, coûte que coûte, pour la Résistance (abandonner des civils à leur sort, assassiner un compatriote présumé collaborateur…), Le Terroriste va plus loin, ou plutôt à l’étage au-dessus, en montrant l’arcane politique dirigeante, et les sordides (ou réalistes, c’est selons) calculs politiciens qui s’y nichent. La zone d’intérêt, ici, est à Venise : une Venise hivernale, sinistre, à moitié vide, avec ses nazis flottant à bord de gondoles. Surtout, une Venise dans la tourmente d’une Italie dont, en 1943, la Libération a commencé, et où la guerre est une course contre la montre pour savoir qui prendra le contrôle de la botte, entre les Alliés et éventuellement les Yougoslaves. En attendant, dans la partie occupée (l’armée allemande prêtant d’autant plus main forte à la très mauvaise armée italienne), il faut bien que perdure la Résistance, acte patriote et pierre fondatrice de l’Italie de demain. Mais les attentats ont leur coût. Le coût des victimes collatérales, parfois innocentes, quand il y en a ; le coût des représailles sur des otages. Une Kommandantur (à moitié) explosée pour cent vénitiens bientôt exécutés par les nazis. « L’Ingénieur » devient alors un électron libre à la liberté perturbante pour le commandement secret du CNL.

Terroriser les terroristes

Voilà les enjeux, limpides, du Terroriste. La réponse, pour les protagonistes de l’histoire, l’est bien entendu beaucoup moins. Les séquences de réunion, notamment celle introductive, très longue, au sein du CNL, sont éclairantes : « – Ses sabotages jusqu’ici visaient l’Arsenal et les voies ferrées. Ces sabotages, d’accord ! Ou encore quand la capitainerie avait brûlé avec tous les livrets matricules. Ces gestes-là ont du sens ! Mais avant de basculer dans le terrorisme, il aurait fallu en discuter plusieurs fois ici, puis ne rien faire, selon moi. Écris ça. [sur le compte-rendu de réunion, ndlr] – Non, attends. Du terrorisme, Alvise ? Je n’aimerais pas que ce mot figure au PV. Les exécutions nazies au débarcadère, c’est du terrorisme. Et le responsable est le Platzkommandant. » Le sens des mots, leur dimension d’horreur, aussi, admirablement pensé dans le texte mais aussi à la caméra de Gianfranco De Bosio, selon qu’il adopte le point de vue d’untel ou d’untel.

Évidemment que la résonance avec le contemporain nous effraie. Le film a traversé l’Histoire pour nous parler directement. Malgré sa limpidité, on le lira, moralement, politiquement, dans un sens ou dans un autre. Reste la rigueur des mots : un attentat est acte factuel, qu’il vise des civils ou militaires ; du terrorisme doit provoquer la terreur. Il fallait, à l’époque, terroriser – en réalité plutôt incommoder, ou parasiter – les nazis, les fascistes, les collaborateurs, avec un coût humain réel. Et des résultats incertains. En face, les forces de l’Axe terrorisaient tout le monde. Un terrorisme d’État – expression tristement revenue dans notre vocabulaire (de Pinochet à Poutine) quand, dans le même temps d’après-guerre, le terrorisme a été, est toujours, le modus operandi de groupuscules (djihadistes, suprémacistes, masculinistes…). L’intensité cinématico-politique du Terroriste paraît plus que nécessaire, d’autant plus portée par la voix, ou plutôt les gestes, de l’un des plus grands acteurs politiques italiens, Gian Maria Volonté. Et repenser à ses mots, à la fin du western révolutionnaire El Chuncho (1966) : « N’achète pas de pain avec cet argent, hombre… Achète de la dynamite ! »

[1]  Léna Lutaud, « Dans les coulisses des projections privées du Président », Le Figaro, 15 mars 2015.





LE TERRORISTE
(Il Terrorista)
Gianfranco de Bosio / Italie / 1963

Les Acacias Distribution
Au cinéma le 27 novembre 2024

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