Aussitôt occulté par l’ombre de Star Wars, le deuxième long-métrage de George Lucas mérite que l’on y rejette un coup d’œil. À travers le prisme faussement nostalgique envers la décennie précédente, American Graffiti se révèle surtout par sa reconstitution d’une fin de l’innocence rituelle et révolue, observée depuis cette Amérique traumatisée du début des années 70.


California dreamin’

Premier film, premier four. L’entrée de George Lucas dans la cour des grands hollywoodiens n’a pas été sans recevoir quelques coups au passage. Mais ce n’est pas comme s’il ne s’y était pas attendu. Quand sort THX 1138 en 1971, version longue du court-métrage qui a su faire sa réputation dans le milieu étudiant, le film semble ne plaire à personne. Ni à Francis Ford Coppola, ayant choisi ce film pour lancer sa société de production pensée comme révolutionnaire, American Zoetrope [1]. Ni à la Warner bros., qui laisse tomber six futurs projets coproduits avec la société de Coppola. Ni même à son auteur, dépossédé du montage final par les studios. Endetté jusqu’au cou, George Lucas navigue à vue avec deux projets en tête : un film sur son expérience adolescente californienne du cruising et un autre mêlant science-fiction et fantasy sur les traces de Flash Gordon.

Profitant d’un programme de productions à petit budget indépendantes monté par la Universal, il se lance alors dans American Graffiti. Son ami Coppola l’a défié de faire un film plus heureux et accessible que sa démoralisante dystopie avant-gardiste THX 1138. Aujourd’hui encore, la critique considérant American Graffiti comme un film gentillet ou inoffensif revient inexorablement, comme il en était à sa sortie en 1973. Or, derrière ce titre cryptique, George Lucas y apporte un travail éminemment personnel. Celui-ci invoque ses passions premières pour les voitures et le rock’n’roll. Puis, sous le vernis nostalgique de ce film en forme de jukebox rutilant, le cinéaste va chercher à restituer l’image, sans doute fantasmée, d’une Amérique qui avait complètement disparue en à peine une décennie.

Il redevient alors Curt (Richard Dreyfuss), ce jeune homme hésitant a quitter sa ville natale pour entrer à l’université ; John (Paul Le Mat), roulant des mécaniques dans sa voiture jaune pétaradante sous l’étroite surveillance de la police locale ; et aussi Terry dit “le Crapaud” (Charles Martin Smith), dont le physique ingrat du binoclard chétif, timide et maladroit semble réincarner ce à quoi Lucas ressemblait adolescent. À ses propres souvenirs d’il y a dix ans, le cinéaste ajoute le personnage de Steve (Ron Howard), coqueluche de son lycée, mais dont la relation de couple bat de l’aile à l’approche du grand changement qui s’annonce dans leur vie commune. À chacun ses rêves et ses chimères. Avec THX 1138 et le premier Star Wars, ce film travaille cette peur profonde du pas à franchir vers l’inconnu, où la figure du soleil brillant sur l’horizon suscite autant l’espoir que la crainte d’un avenir qui attend encore de s’écrire.

American Graffiti est avant tout un film sur l’appréhension de la violence de ce bouleversement inéluctable qui s’effectue au début de l’âge adulte, en particulier lorsque apparaît le carton final en amorce du générique de fin. Cette sensation prépare et/ou effraie ces jeunes bercés dans ce mythe d’une Amérique qui semble éternelle, où la guerre du Vietnam n’existe pas et dont le dernier président n’a pas été assassiné. Assumant les avis injustes qui le qualifiaient simplement de réac’, dont Coppola s’amusait lui-même à le railler sur ce point, Lucas tient seulement à rendre compte de cette culture typiquement américaine qu’il avait vécu. Le cruising, sorte de rituel de séduction qui ne peut s’opérer sans une grosse cylindrée, était devenue complètement désuète au début des années 70. Une passion qui manqua même de coûter la vie à George Lucas à l’aube de ses 18 ans.

De nos jours, American Graffiti pâtit malgré lui d’un aspect faussement ringard. Au contraire, sa construction est pourtant révolutionnaire. Le second long-métrage de George Lucas bâtit son récit sur une seule nuit, composé de plusieurs personnages aux parcours qui s’entrecroisent, avec une bande originale constante, faite de morceaux de musique populaire. Le cinéaste pousse la reconstitution jusqu’à convoquer une figure phare de cette époque, le DJ Wolfman Jack, reprenant son propre rôle à l’écran, tel un insaisissable magicien d’Oz à l’abri de sa station de radio. Le film secoue tant les conventions de mise en scène de son époque que le studio n’a aucune confiance dans le projet. Malgré la présence en chaperon de Francis Ford Coppola, qui domine Hollywood après Le Parrain, la Universal envisage de ne pas le sortir en salle et d’en faire un téléfilm.

Le succès d’audience de la sitcom Happy Days y est sans doute pour quelque chose dans celui du film de Lucas, mais pas dans sa décision de le réaliser. Il était même réticent d’engager Ron Howard, star de la série, et que le public ne confonde ses rôles entre le petit et grand écran. Dès premières mesures de “Rock Around the Clock”, les spectateurs de la projection-test exultent. Tous croient au carton du film, sauf le décideur d’Universal. Coppola lui sort son chéquier, demandant combien il peut le lui racheter sur le champ. Arbitrairement amputé de quelques séquences, le film cartonne à l’été 1974. American Graffiti devient le long-métrage le plus rentable de l’histoire (par rapport à sa mise de départ). Lucas retrouvera ses héros en 1979 en produisant une suite moins inspirée, intitulée More American Graffiti. Mais après le triomphe premier opus, la Universal s’intéresse au prochain film du cinéaste. Trop tard, il a déjà signé avec la 20th Century Fox pour son ambitieux soap opera dans l’espace.

American Graffiti
Un film de George Lucas
Avec Richard Dreyfuss, Ron Howard, Paul Le Mat
1974 – États-Unis

Rimini Éditions
Combo Blu-ray+DVD
21 janvier 2020


Dans cette édition, deux suppléments nous éclairent sur les nombreux défis rencontrés par George Lucas pour mettre en scène son deuxième long-métrage : un commentaire audio du cinéaste, ainsi qu’un making of réalisé par Laurent Bouzereau assez exhaustif sur la production d’American Graffiti, accompagné notamment d’interventions de ses comédiens et de Francis Ford Coppola. À ceux-ci s’ajoutent des bouts d’essai des actrices et acteurs, débuts de ce qui est devenu systématique de l’usage de la vidéo pour les castings.


[1] Voir “American Zoetrope – Enfermés dehors”, dans Revus & Corrigés n°4 – été 2019, p24


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