Le 22 février a eu lieu la remise du Prix Jacques Deray à l’Institut Lumière. Le cinéaste fût pendant plusieurs années le vice-président et en son honneur, chaque année depuis 2005, un prix est décerné pour un film policier français. Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin, succède ainsi à d’autres oeuvres importantes du genre réalisées ces dernières années comme En liberté, L’Affaire SK1, Polisse, Ne le dis à personne, De battre mon coeur s’est arrêté, 36 quai des orfèvres… À cette occasion, il fallait revenir sur le film le plus emblématique de Jacques Deray (sans nul doute son meilleur) ressorti en salle à l’automne dernier.


 

Une piscine rectangulaire encadrée de pierres ombragées et d’oliviers. Le soleil qui cogne en permanence. Marianne et Jean-Paul vivent de belles heures et paressent amoureusement toute la journée dans la magnifique maison qu’on leur a prêtée près de Saint-Tropez. Tout va bien jusqu’au jour où débarquent le flamboyant Harry et sa fille Pénélope, tout en grâce et discrétion. Tension, jalousie et séduction prennent le pas sur luxe, calme et volupté. Tout est trop beau et trop bien pour ne pas percevoir dans cette ambiance et ces personnes désinvoltes quelques inquiétudes qui conduiront à l’irrémédiable. D’entrée de jeu, et sous des apparences plutôt agréables, le spectateur est placé dans un état de malaise et de mystère. Dès l’ouverture, il y a cette association entre la vie et la mort. Des pigeons en mouvement sur les branches immobiles d’un arbre sec. Dans la foulée, un plan montre le lien indissoluble entre la piscine et Jean-Paul. En quelques secondes, tout est dit. L’équation est posée comme au théâtre classique. Le réalisateur tisse alors autour de ses personnages une véritable toile d’araignée psychologique, qui dévoile les ressorts de chacun, les motivations secrètes et les tentations enfouies.

Paradis mortel

Les éléments naturels sont primordiaux dans ce huis-clos et participe à cette ambiance. L’air chaud, la maison en pierre, la piscine sont autant d’acteurs muets. Symbole de vie et lieu de mort, le bassin d’eau fermé, autour duquel va se nouer l’action, est pareil à une cage où les acteurs (ré)agissent comme des fauves. Ils vont se chercher avant de s’entredéchirer. La piscine est ce miroir tranquille, impitoyable qui attire, absorbe et détruit : un paradis qui cache un gouffre. À la base du film se trouve un roman d’Alain Page. Ce dernier a longuement fréquenté la bande de Françoise Sagan. Plus d’une fois, il s’est retrouvé dans la mouvance tropézienne en compagnie de l’auteur de Bonjour Tristesse. « C’était à la fois intéressant et contraignant car on ne pouvait se déplacer qu’en masse et selon des choses codifiées : petit déjeuner chez Sénéquier, soirée à l’Esquinade… En fréquentant ce monde de l’intérieur, je me suis aperçu que tous ceux qui s’y trouvaient n’étaient pas forcément heureux. Dans ce milieu privilégié au soleil, j’ai eu l’idée d’une histoire très noire.[1] »

La piscine

Romy Schneider, sublime naïade du film de Jacques Deray

Dès 1964, Alain Page essaye de faire éditer son roman mais personne n’en veut. Pourtant, il est plutôt une poule aux œufs d’or à l’époque, avec ses nombreux romans policiers écrits et publiés au Fleuve Noir. Claude Vital, assistant-réalisateur de Deray, parle à celui-ci du roman d’Alain Page qu’il connaît bien par ailleurs. En effet, Page et Vital avaient travaillé avec Georges Lautner sur un projet qui ne s’est pas fait. Lautner aurait bien aimé adapter La Piscine pour s’éloigner des films commerciaux et parodiques qu’il réalise à la même époque. Seulement Deray est allé plus vite. Du moins, il s’est montré très intéressé et a passé un accord avec Page. Entente de courte durée puisqu’une fois le producteur trouvé, Deray délaissera Page pour adapter le roman avec Jean-Claude Carrière.

Jacques Deray se situe à un point de rencontre entre la Nouvelle vague, de laquelle il se sent proche, et ce cinéma de qualité pour lequel il a travaillé en tant qu’assistant-réalisateur. Biberonné au cinéma américain de Ford, Huston ou Hawks, Jacques Deray aime les images. C’est un cinéphage. Dans La Piscine, sa caméra est un microscope qui conduit à la recherche de tout ce que cachent les silences, les regards et les dialogues anodins. Elle s’intègre du coup au récit, à tel point qu’au fur et à mesure que les rapports des personnages se dégradent, la caméra perd de sa nonchalance dans les plans-séquences pour faire place à un découpage haché beaucoup plus incisif. Le cinéaste scrute les visages à travers un objectif à foyer variable qui ne quittera jamais la caméra. Passant de 24 à 240 mm dans le même plan, cet appareil permet à Jacques Deray d’accompagner non pas le corps, mais le regard et la pensée de ses protagonistes. Il s’éternise en gros plan sur eux sans provoquer d’ennui et réalise ainsi une œuvre tout en finesse, sur les humeurs ou les comportements. Les acteurs seront moins libres, enserrés dans un cadre plus rigide ; une métaphore en quelque sorte de leurs évolutions dans le film.

La fin des illusions

Par ailleurs et sur le plan du scénario, Deray se prive d’explications, occulte des scènes capitales en pratiquant l’ellipse. Entre la mort d’Harry et son enterrement, il n’y a rien. La découverte du cadavre et l’arrivée de la police est pourtant un moment incontournable au royaume du polar. D’autre part et tout le long du film, les dialogues sont minimalistes et indirects. Au milieu de propos futiles, se glissent des sous-entendus qui ne cessent d’attiser la tension. Le dialogue, pauvre en apparence, oblige le cinéaste à porter toute son attention sur la direction des acteurs, la place des corps dans le cadre, la précision des gestes. Il n’est nullement question de remplissage, mais de composition. Et la psychologie n’est pas une fin, mais un moyen qui conduit vers la plastique.

Le film de Jacques Deray présente donc une parfaite et constante maîtrise de l’écriture cinématographique sur le fond et la forme. Les couleurs disparaissent au fur et à mesure que le film avance vers son issue tragique. Après la mort d’Harry, la lumière change, perd de son intensité et semble se figer. Le vêtement gris du policier semble bien avoir absorbé toutes les couleurs qui jusqu’ici rendaient le film éclatant. La lumière d’été s’efface, cédant la place à des dominantes blafardes cernées de gris et de noir. Le réalisateur s’attarde avec beaucoup de justesse sur la décomposition d’un climat et la dégradation des rapports. La chair et le cœur s’opposent. L’érotisme est palpable, notamment dans les premiers plans et lors de la séquence de nuit sous la gloriette… Seulement les sentiments amoureux sont plus qu’incertains pour ces personnages issus d’une société d’après l’arrivée de la pilule. En ce sens, que Delon fasse l’amour avec la fille de son copain n’est pas anodin…

Habitué à ce que les villes soient un personnage de ses films (Du Rififi à Tokyo, Borsalino, Un Homme est mort, Un Papillon sur l’épaule, Le Marginal, Un Crime…), La Piscine ne se déroule pas en milieu urbain mais dans un lieu bien identifié qui lui sert de cadre : une maison. Tout se passe là et nous demeurons à l’intérieur de cet endroit avec les protagonistes qui ne peuvent pas s’en échapper. Le film marque un tournant, un abandon provisoire de l’univers policier pour celui du « drame psychologique en vase clos ». Il n’y a aucune énigme à résoudre. La Piscine flirte aussi avec l’abstraction. L’irruption des fêtards signalent de façon précise la fin des années 60. Les personnages ont été au bout de leurs (dés)-illusions, ils affichent un évident cynisme. À travers les mœurs des personnages, le film donne un regard très juste sur la fin d’une époque : les années 60. Les évènements de Mai 68, qui ont eu lieu quelques mois avant le début du tournage ont, semble-t-il, fait évoluer certaines choses dans la société.

La piscine

Maurice Ronet, Alain Delon et Romy Schneider autour d’une partie de cartes sous haute tension

Destins croisés

La Piscine marque surtout les retrouvailles entre Romy Schneider et Alain Delon, jadis fiancés. Au sommet de leur beauté, l’histoire personnelle qu’il y eut entre eux sert complètement les rapports entre les personnages de ce thriller psychologique. Dans ce tableau, la présence de Maurice Ronet invite aussi aux souvenirs. En 1960, dans Plein Soleil, Ronet faisait déjà face à Delon et ce dernier le tuait pour prendre sa place. La jalousie est à nouveau le moteur de leur différend. Comme dans le film de René Clément, Delon profite de la vie et de ses facilités, jusqu’au moment où il a l’impulsion de tuer Harry. C’est un geste gratuit, aucunement déterminé par une logique ou une nécessité. La psychologie est présente, même s’il n’y a pas d’explication immédiate. À noter au passage que dans le scénario original, le personnage de Jean-Paul, pris de remords suite à l’acte qu’il venait de commettre, tentait de se rattraper en réanimant Harry et en appelant les secours, avant finalement de faire volte-face. Un état d’esprit et des situations totalement effacés dans le film. Que l’on se rassure, dans la vie et sur le tournage, les deux hommes s’entendaient à merveille. Entre ces deux films, Delon et Ronet s’étaient croisés sur Les Centurions (1966) et se retrouveront dans Mort d’un pourri (1977), film méconnu et particulièrement savoureux de Lautner, que Deray n’a pu lui prendre cette fois. Assassiner à l’écran son ami Maurice Ronet pourrait se révéler être l’acte fondateur de la carrière d’Alain Delon au cinéma. Par le personnage qu’il interprète dans Plein Soleil (et l’on sait que Delon a tenu tête aux producteurs pour incarner l’assassin), l’acteur est révélé et va devenir une immense star. Après La Piscine, Delon démarre une autre carrière. Ce film et cette année charnière 1968-1969 sont un tournant dans sa vie professionnelle et personnelle. Dans La Piscine, le personnage de Maurice Ronet dit à celui qu’incarne Delon : « Change plutôt tes désirs que l’ordre du monde… » Un dialogue totalement en adéquation avec ce qu’était et vivait Alain Delon à cette époque. Tout comme il en sera un dans la carrière de Jacques Deray et encore plus dans celle de Romy Schneider. Cinquante ans après sa sortie, ce film reste mythique, emblématique et iconique, totalement maîtrisé, tant au niveau du jeu des acteurs que du scénario ou de la mise en scène.


 

piscine

La Piscine
Un film de Jacques Deray
Avec Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet
1969 – FRANCE

SND
Coffret 4K Ultra HD + Blu-ray + DVD
23 octobre 2019

Dans l’édition du 50ème anniversaire, parue en octobre 2019, le film est présenté en DVD et BLU-RAY 4K ULTRA HD, ce qui fait encore plus ressortir l’image magnifique du film et ses couleurs. On pourrait croire que La Piscine a été tourné l’été dernier ! Outre la fin d’alternative, puisque pour le marché international en 1969, l’histoire se terminait autrement afin de ne pas heurter les mœurs, un documentaire d’Agnès Vincent-Deray revient sur le film avec les témoignages d’Alain Delon, Jane Birkin, Alain Page et Jean-Claude Carrière. Un livret très riche complète cette édition. Intitulé La Piscine, d’hier à aujourd’hui, signe des temps, Marion Laporte analyse et revient en détail sur le décor et les costumes (si minimalistes) qui font la force du film. Un regard très intéressant afin de le situer dans son époque tout en lui conférant une part d’intemporalité.

 

[1] Extrait d’un entretien exclusif avec l’auteur.

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