Triple actualité pour le cinéaste russe : auréolé du Prix spécial du Jury à la dernière Mostra de Venise pour son dernier film Dear Camrades (encore inédit en France), Andrei Kontchalovski se voit honoré d’une rétrospective à la Cinémathèque française (du 14 septembre au 17 octobre) et gratifié d’une journée spéciale à la Cinémathèque de Toulouse le 17 septembre, et ce quelques jours avant la sortie (le 21 octobre) de son avant dernier film, tourné en Italie, Michel Ange, biopic consacré au célèbre sculpteur. Occasion de faire le point sur la carrière foisonnante du cinéaste, l’un des très rares réalisateurs à avoir partagé sa carrière entre la Russie, l’Europe et les Etats-Unis, de ses fresques épiques soviétiques aux productions Cannon Films, en passant par ses satires sociales.

Dossier originellement publié dans le n°6 de Revus & Corrigés.

Quel est le point commun entre Sylvester Stallone et Joseph Staline ? Julie Andrews et Andreï Tarkovski ? Akira Kurosawa et Michel-Ange ? Toutes et tous ont à un moment ou un autre traversé la trajectoire du cinéaste russe Andreï Kontchalovski, dont la carrière prolifique s’étend sur une soixantaine d’années, sur trois continents et embrasse plusieurs terrains de jeu : la fiction, bien sûr, mais aussi le documentaire, la publicité, le théâtre, l’opéra, et même l’opéra-rock. Malgré sa longévité et les multiples prix récoltés au cours de sa carrière – un Grand Prix du jury à Cannes en 1979, deux Lions d’argent à Venise en 2014 et 2016 – force est de constater que sa filmographie, tout du moins en France, reste difficile à appréhender. Outre le fait que peu de titres sont accessibles en vidéo ou en streaming, la variété des genres et des styles dont il s’est pourtant souvent brillamment emparé ne permettent pas d’en dégager des lignes de force thématiques, narratives ou visuelles aussi fortes que celles d’un Bergman, Fellini ou… Tarkovski. Pourtant, il serait dommage de se laisser aveugler par ce soleil trompeur. Et bienvenu de se référer au philosophe britannique Isaiah Berlin qui, sous l’influence du poète grec Archiloque, distingue deux types de créateurs : les hérissons, qui ne connaissent qu’une seule chose, mais creusent leurs sillons ; les renards, qui en savent beaucoup, et dont le pelage leur permet de s’adapter à de multiples situations.

Le Premier maître (1965)

À l’instar d’un John Huston, d’un Robert Altman ou d’un Stephen Frears, Kontchalovski appartient bien à cette dernière catégorie. Ce dont témoigne avec éclat l’évolution de son patronyme : d’abord scénariste sous le nom d’emprunt Andreï Bezoukhov, extrait de Guerre et Paix, il signe ses films Mikhalkov-Kontchalovski, jusqu’au début des années 80, où, résidant aux États-Unis, il opte pour son patronyme actuel, Kon(t)chalovski. Métamorphoses d’un nom, qui le conduisent à une carrière protéiforme qu’il était sûrement loin d’imaginer dans sa prime jeunesse. Ni sa formation ni son environnement familial ne le destinaient au cinéma. Né en 1937 à Moscou, Andreï Sergueievitch Mikhalkov [1] est issu d’une famille d’artistes : son arrière-grand-père maternel était le célébrissime peintre Vassili Sourikov, son grand-père maternel le peintre fauviste Piotr Kontchalovski. Sa mère, traductrice, très cultivée, lui insuffle le goût de la musique. Se destinant à une carrière de pianiste, il suit pendant dix ans les cours du Conservatoire de Moscou. C’est là qu’il rencontre celui qui deviendra un de ses principaux collaborateurs, Edouard Artemiev, musicien qui lui restera fidèle jusqu’à son ultime opus, Il Peccato (2018). Quant à son père, Sergueï Mikhalkov (1913-2009), ex-président de l’Union des écrivains de la Russie soviétique, il écrit des pièces et des poésies que tous les enfants ont lues et apprises en URSS. Il est aussi l’auteur des paroles des trois hymnes nationaux : le stalinien de 1943, le brejnévien de 1977 et le poutinien de 2000.

Jeune prodige du cinéma soviétique

Première métamorphose : malgré son talent pour le piano, Andreï Kontchalovski se présente à l’Institut national de la cinématographie VGIK, équivalent russe de la Femis, où il fait la rencontre d’un certain Andreï Tarkovski – pour lequel Artemiev sera également compositeur –, de deux ans son aîné. Ils deviennent instantanément amis. Après quelques films courts, il lui écrit plusieurs scénarios, notamment celui de son premier court-métrage Le Rouleau-compresseur et le violon (1960), ainsi que ceux de L’Enfance d’Ivan (1962) et Andreï Roublev (1969). Ajoutant à son patronyme paternel, Mikhalkov, celui de son grand-père maternel, Kontchalovski, Andreï réalise en 1965 son premier long-métrage, Le Premier maître, qui relate les débuts d’un jeune instituteur envoyé en 1923 dans un village de Kirghizie. Le film est approuvé par les autorités soviétiques, ce qui permet sa découverte en Occident, où il est couronné à la Mostra de Venise 1966 par un Prix d’interprétation féminine attribué à Natalia Arinbassarova. Une carrière de jeune prodige du cinéma soviétique s’ouvre à Kontchalovski, qui appartient à la génération des années 1960, celle qui, au moment du dégel lié à l’accession au pouvoir de Nikita Khrouchtchev, libère le cinéma soviétique de son carcan idéologique. Outre Tarkovski, citons
Elem Klimov, Kira Mouratova, Otar Iosseliani, Gleb Panfilov ou Alexeï Guerman. Mais il n’en est rien. Nouveau soubresaut dans sa carrière : les autorités censurent et interdisent son deuxième film, Le Bonheur d’Assia (1966), magnifique mélodrame réaliste, dans lequel Assia, une paysanne vivant en kolkhoze, hésite entre un chauffeur routier brutal mais qu’elle aime, et un homme de la ville dont elle repousse les avances. Tourné dans un kolkhoze, avec ses habitants, le film rappelle par son audace Les Amours d’une blonde (1965) de Milos Forman, et ne sera l’objet que d’une sortie confidentielle, avant d’être triomphalement redécouvert en 1988 dans son pays.

Sibériade (1979)

Débute alors – deuxième métamorphose – une période profil bas pour le cinéaste, qui se réfugie avec talent et succès dans un cinéma plus conforme aux attentes des autorités, notamment dans des adaptations patrimoniales russes de prestige – Tourgueniev avec Nid de gentilshommes (1969), Tchekhov avec Oncle Vania (1970). À la fin de la décennie, il se lance dans une vaste fresque de commande, Sibériade (1979), qui relate la guerre que se livrent deux familles dans la Sibérie des premiers temps de la Révolution de 1917, jusqu’au temps de l’industrialisation des années 1970. L’ampleur épique, le caractère élégiaque et intimiste de cette superproduction évoquent plus d’une fois le souffle et le tempérament d’un David Lean, près de quinze ans après la sortie de Docteur Jivago (1965). Triomphe dans son pays, Sibériade l’est également à l’international et obtient le Grand Prix Spécial du Jury à Cannes en 1979.

Boulet de Cannon

Troisième métamorphose : malgré son triomphe cannois, le cinéaste décide pourtant de s’exiler à Hollywood, en passant par Paris, où il acquiert la nationalité française et fait la connaissance décisive du scénariste de Polanski, Gérard Brach, avec lequel il écrit quelques scénarios, ébauches de ses films suivants, ou bien finalement réalisés par d’autres, tel Chère inconnue, de Moshe Misrahi (1980). Malgré des débuts difficiles et une période de vaches maigres, Kontchalovski reste une dizaine d’années à Hollywood. Il y signe le très remarqué Maria’s Lovers (1984), avec Nastassja Kinski, John Savage et Robert Mitchum, évocation du retour de la guerre d’un soldat en Pennsylvanie, dont l’atmosphère slave rappelle Voyage au bout de l’enfer (1978), tourné dans les mêmes lieux. Présenté au Marché du film de Cannes, en raison de son incompréhensible non sélection officielle, le film jouit d’emblée d’une excellente réputation, ce qui lui permet d’avoir les coudées franches pour ses projets suivants. D’autant que le fameux tandem de producteurs de la Cannon, Menahem Golan et Yoram Globus, en quête de prestige et ravi du succès de Maria’s lovers, le prend sous son aile, au même titre que Robert Altman ou John Cassavetes. Kontchalovski enchaîne pour la Cannon Runaway Train (1985) [2], virtuose film d’action viril et métaphysique, avec Jon Voight et Eric Roberts, sur un scénario signé vingt ans plus tôt par Akira Kurosawa, que le maître japonais devait alors mettre en images – tiens, un autre AK ! – ; Duo pour une soliste (1986), solide adaptation d’un hit théâtral d’inspiration bergmanienne, avec Julie Andrews, Alan Bates et Max von Sydow ; Le Bayou (1987), confrontation entre deux femmes de cultures différentes ayant pour cadre la Nouvelle-Orléans, initialement prévue pour Shirley McLaine et Melina Mercouri, et qui vaut à son interprète Barbara Hershey le Prix d’interprétation féminine à Cannes. Point d’orgue commercial de sa carrière hollywoodienne : Tango & Cash (1989), véhicule pour Sylvester Stallone et Kurt Russell, qui le détourne définitivement des studios américains, en raison du conflit l’opposant à son sulfureux et tout-puissant producteur Jon Peters, coiffeur et amant de Barbra Streisand, auréolé des triomphes de Flashdance (1983), Rainman (1988) et Batman (1989).

S’amorce alors la quatrième métamorphose du cinéaste : son retour en Russie, au moment même de la chute du régime soviétique. Avec davantage de liberté, de 1989 à nos jours, il devient progressivement le chroniqueur des mutations de son pays. Il aborde donc l’histoire de l’Union soviétique avec Le Cercle des intimes (1991), film de transition entre son aventure occidentale et son retour au bercail, qui dresse le portrait du projectionniste particulier de Staline, avec Tom Hulce (profitant encore de l’aura d’Amadeus, mais bientôt oublié) et Bob Hoskins dans le rôle de Beria. Puis il revient à ses premières amours de cinéaste avec Riaba, ma poule (1994), sorte de codicille au Bonheur d’Assia, qui narre la difficile conversion d’un kolkhoze à l’économie de marché ; La Maison de fous (2002), situé dans un hôpital psychiatrique près de la frontière avec la Tchétchénie, lui permet d’aborder le conflit tchétchène de 1995 sur un mode allégorique ; enfin, Gloss (2007), est une satire désenchantée sur les nouveaux riches, qui dénonce la vulgarité urbaine et la corruption des élites.

marias lovers
Maria's Lovers (1984)

Nouveau début de carrière

Enfin, comme il l’avouera à Michel Ciment dans le livre d’entretiens [3] qu’il lui a consacré : « C’est avec Les Nuits blanches du facteur et Paradis que je me suis trouvé. C’est pourquoi je dis que ma carrière a réellement commencé en 2014 ». De fait, Kontchalovski enchaîne avec virtuosité trois œuvres stylistiquement et esthétiquement parfaitement achevées : Les Nuits blanches du facteur (2014), dans lequel il mixe fiction et documentaire, pour dresser le portrait des mutations de la campagne russe, dans une esthétique paysagiste somptueuse ; Paradis (2016), fable expérimentale en noir et blanc sur la Shoah, vue à travers les yeux d’une aristocrate russe membre de la résistance française, d’un fonctionnaire de police français collaborateur (incarné par l’ex-Deschiens Philippe Duquesne) et d’un officier SS allemand ; et enfin, Il Peccato, autoportrait de l’artiste en Michel-Ange, somptueuse fresque d’un autre temps tournée en décors naturels, un classique intemporel qui boucle la boucle avec l’une de ses premières incursions au cinéma, Andreï Roublev.

De cette période foisonnante, il faudrait également signaler ses incursions dans la télévision américaine – il signe en 1997 une adaptation de L’Odyssée pour le compte de Zoetrope Studios, et en 2003, un remake d’Un Lion en hiver, avec Glenn Close et Patrick Stewart. Avec ce dernier, les relations furent extrêmement houleuses – que ce soit dans le documentaire, notamment consacré à Iouri Andropov ou la révolution orange en Ukraine, ou dans la mise en scène théâtrale (Le Roi Lear, La Mégère apprivoisée, Trois sœurs, Mademoiselle Julie). Sa formation de musicien le porte également à se frotter à l’opéra (La Dame de pique, Boris Godounov), ainsi qu’à la création d’un opéra-rock basé sur Crime et châtiment. Il réalise également en 2010, pour le cinéma, une version 3D de Casse-Noisette, sous influence burtonienne mais située à Vienne dans les années 1930, hélas restée inédite en France.

Les Nuits blanches du facteur (2014)

Force est de constater que la filmographie d’Andreï Kontchalovski a du mal à s’imprimer sur la cartographie du cinéma international. Pourtant, sa trajectoire est bel et bien celle d’un cinéaste virtuose, capable de s’adapter à toutes les situations, d’une superproduction – russe ou américaine – à une modeste fiction documentaire filmée sans moyens, à l’aise d’un registre à un autre, de la Sibérie à Hollywood en passant par Rome ou Florence, sans perdre sa cohérence. Foisonnante, passionnante et singulière, son œuvre, qui n’est hétéroclite qu’en apparence, permet de brosser le tableau de 50 ans d’histoire, sublimés par sa formation musicale et son œil formé à la lumière de ses illustres ancêtres peintres.

Sylvain Lefort

Pour prolonger la lecture

Andreï Kontchalovski, Ni dissident, ni partisan, ni courtisan – Conversations avec Michel Ciment – Institut Lumière / Actes Sud, avril 2019.

[1] Mikhalkov, également nom de famille du frère aîné d’Andreï Kontchalovski, Nikita Mikhalkov, futur réalisateur des Yeux noirs (1987) et Soleil trompeur (1993), qui travaillera également avec le compositeur Edouard Artemiev.

[2] Critique de Runaway Train publiée dans le n°1 de Revus & Corrigés.

[3] Andreï Kontchalovski, Ni dissident, ni partisan, ni courtisan – Conversations avec Michel Ciment – Institut Lumière / Actes Sud, avril 2019.

Crédits images : Image de couverture © 2019 Ekaterina Chesnokova. Tous droits réservés. / Le Premier maître © 1965 Mosfilm, Kirghizfilm / Sibériade © 1979 Mosfilm, Trete Tvorcheskoe Obedienenie / Maria’s Lovers © 1984 Cannon Group, Golan-Globus Productios / p.124 Les Nuits blanches du facteur © 2014 Production Center of Andrei Konchalovsky

Catégories : Dossiers

Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes