Quelques éditions vidéo, une rétrospective à la Cinémathèque en novembre 2019 parallèle à la ressortie en salle d’un film insolite du cinéaste, Gran Bollito (Black Journal), ont tenté de raviver le souvenir du cinéaste italien Mauro Bolognini (1922-2001), auteur d’une œuvre conséquente d’une trentaine de films, trop souvent négligée par les cinéphiles. Pour preuve : aucun ouvrage en langue française ne lui avait été consacré jusqu’ici. Après La Rome d’Ettore Scola, Michel Sportisse se penche sur cette filmographie et lui redonne la place qu’il convient de lui accorder, aux côtés des plus grands, Fellini, Visconti, Pasolini ou Antonioni.

A l’origine du désintérêt qui frappe le cinéaste, Michel Sportisse évoque l’hypothèse suivante : « un rapprochement trop brièvement effectué entre son travail et celui du maestro Visconti, d’une part ; une propension, d’autre part, à confiner son talent au seul exercice de brillantes adaptations de la littérature italienne ou française. » Force est de constater que côté français, ce qu’on retient du travail de Mauro Bolognini, vingt ans après sa disparition, se limite trop souvent à ses adaptations, injustement qualifiées de glacées, de La Dame aux camélias (1981) et La Chartreuse de Parme (1982). Surnage également au mieux dans la mémoire collective Le Bel Antonio (1960), sans doute en raison de son casting – Marcello Mastroianni, Claudia Cardinale, Pierre Brasseur – de la personnalité de son co-scénariste, Pier-Paolo Pasolini ; et du caractère inédit de son sujet – l’impuissance masculine dans le cadre de la Sicile patriarcale.

Bubu de Montparnasse (1970) © B.R.C. Produzione Film / Carlotta Films

C’est pourquoi en préalable à son essai, Michel Sportisse cherche à tordre le cou à quelques clichés qui ont terni la réputation du cinéaste – réalisateur qui serait « précieux » ou « maniériste », avec un « goût d’antiquaire » prononcé, dont la réalisation est souvent jugée décorative. D’entrée de jeu, il évoque ces lieux communs pour mieux les évacuer. Tout d’abord, Bolognini n’aurait tourné que des adaptations académiques : or « il ne se départit à aucun moment du souci d’aborder un roman (ou un écrit littéraire) sous un jour neuf ». Deuxième cliché : ayant fondé sa réputation en France sur ses adaptations à costumes d’Alexandre Dumas fils (La Dame aux Camélias), Stendhal (La Chartreuse de Parme) ou Théophile Gautier (Mademoiselle de Maupin), on en a oublié qu’il a le plus souvent opté pour transposer à l’écran des écrivains italiens célébrés dans la péninsule, souvent méconnus de ce côté des Alpes, et qui ne nécessitaient pas nécessairement de reconstitutions historiques flamboyantes – Vitaliano Brancati avec Le Bel Antonio (1960), Mario Pratesi avec La Viaccia (1961), Italo Svevo avec Senilita (1962) ou Vasco Pratolini avec Metello (1970). Troisième cliché auquel il tord le cou : non, Bolognini n’a pas tourné que des adaptations littéraires. En témoignent La Grande Bourgeoise (1974), Liberté, mon amour (1975) et Gran Bollito (1977), tous tirés de faits divers. Enfin, même si ses films s’inscrivent dans un cadre historique précis, jamais Mauro Bolognini ne s’enferme dans une vision purement mélancolique ou décorative de l’époque qu’il reconstitue à l’écran. Il procède à des modifications de façon à situer ses récits dans un contexte plus édifiant aux yeux d’un public contemporain. C’est là « le souverain secret de films qui résistent à l’usure du temps ». Et l’auteur de pointer les fils secrets qui relient les films de Bolognini entre eux, qu’ils soient thématiques, historiques, diégétiques – pour mieux en montrer la cohérence, la profondeur et l’intemporalité.

La Grande Bourgeoisie (1974) © Lira Films

Le lecteur, qu’il soit cinéphile ou non, sera stupéfait par l’aréopage d’acteurs qui ont transité par le cinéma de Bolognini – Marcello Mastroianni, Jean-Paul Belmondo, Jacques Perrin, Anthony Quinn, Fabio Testi, Max von Sydow – mais surtout par son univers d’actrices, quelle que soit la pluralité de leurs origines et de leurs tempéraments : Claudia Cardinale, Ottavia Piccolo, Gina Lollobrigida, Sophia Loren, Catherine Deneuve, Shelley Winters, Isabelle Huppert, Marthe Keller, Liv Ullmann, Stefania Sandrelli, Dominique Sanda, Ingrid Thulin… Il permet à deux de ses comédiennes – Ottavia Piccolo en 1970 et Dominique Sanda en 1976 – de remporter un prix d’interprétation à Cannes. Indice supplémentaire de la réputation dont jouissait le cinéaste, et que ce livre parvient à restituer avec pertinence, précision et élégance. Même si, une fois de plus, on pourra regretter l’absence cruciale d’images pour illustrer les propos de l’auteur…

Image de couverture : Le Bel Antonio (1960) © Société cinématographique Lyre / Théâtre du temple
Une Histoire italienne
de Michel Sportisse
Editions Le Clos Jouve
125 p. – 24 euros

Cet ouvrage dense, précis, documenté, préfacé par l’un des plus éminents connaisseurs du cinéma italien en France Jean A. Gili, comporte une filmographie complète du cinéaste, ainsi que des notes de bas de pages extrêmement bien sourcées. Soulignons également sa qualité en matière d’impression et de graphie, due à une toute jeune maison d’édition lyonnaise, Le Clos Jouve, créée fin 2019.


Sylvain Lefort

Co-fondateur Revus & Corrigés (trimestriel consacré à l'actualité du cinéma de patrimoine), journaliste cinéma (Cineblogywood, VanityFair, LCI, Noto Revue), cinéphile et fan des films d'hier et d'aujourd'hui, en quête de pépites et de (re)découvertes

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