Dans Mirage, face à Gregory Peck se moquant de son addiction à la télévision, Walter Matthau rétorque : « Ouais, maintenant que les westerns ont viré psychologiques, c’est le seul endroit où on sait à coup sûr qui sont les méchants. » Mirage sort trois ans après L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford, western noir, dépressif, terminal, où même John Wayne, aussi iconisé soit-il, n’inspire plus l’épique, ne fait plus rêver. Peu à peu, cet état dépressif, toujours ce trouble identitaire, gagne les productions mainstream des genres phares du cinéma américain. Dans le péplum, par exemple, genre alors en fin de vie, La Chute de l’Empire romain (1964) d’Anthony Mann, cinéaste qui certes, a fait ses films les plus Breakdown dans les années 1950 – ses westerns avec James Stewart en anti-héros psychopathe – se pare d’un antagoniste totalement cassé psychologiquement, névrosé, Commode (Christopher Plummer). Autre exemple : Barabbas (1961) de Richard Fleischer, avec Anthony Quinn en anti-héros totalement hanté, rendu quasiment fou par l’idée d’avoir été sauvé à la place du Christ – dont il ne comprend pas les enseignements. On peut aussi reparler de Cléopâtre, et de ces moments de pétage de plombs entre Elizabeth Taylor et Richard Burton, qui intéressent bien plus Mankiewicz que tout l’épique que la production offre, mettant en scène un moment paroxystique lorsque Marc-Antoine fait littéralement un breakdown à bord d’une galère, pendant une bataille, et saute par-dessus bord. Le film de guerre n’y coupe pas non plus : Le Sable était rouge (1967) de Cornel Wilde, qui met en scène du démembrement et des soldats qui freezent sur les plages du Pacifique (en écho à la guerre du Vietnam) ou même, film plus tardif mais un brin inclassable, Un château en Enfer (1969) de Sydney Pollack, film de guerre d’apparence classique qui fait littéralement exploser le classique, en l’occurrence en pulvérisant le fameux château que Burt Lancaster et sa bande de misfits sont censés défendre.
Et puis revenons au western, qui, outre Liberty Valance, voit une poignée d’œuvres plus torturées que jamais, particulièrement personnifiées par Kirk Douglas dans El Perdido (1961, plus justement titré en anglais The Last Sunset) de Robert Aldrich, scénarisé par Dalton Trumbo (que Douglas retrouve après Spartacus), et faisant exploser les névroses que l’acteur sait si bien jouer et exposait, moins ouvertement à l’époque, dans le western de King Vidor L’Homme qui n’a pas d’étoiles (1955). Surtout, le western accouche du néo-western, genre fondamentalement Breakdown car pensé sur l’idée d’un Ouest mort, terminé, dépassé, déphasé, dont Kirk Douglas, encore lui décidément, se fait aussi l’étendard dans Seuls sont les indomptés (1962) de David Miller, scénarisé là encore par Dalton Trumbo. Et qui d’autre que Trumbo, auteur de génie persécuté lors du maccarthysme, fut mieux placé pour voir qu’il y avait quelque chose de pourri au royaume de Hollywood ? Et puis il y a Le Plus Sauvage d’entre tous (1963), là encore avec des néo-cowboys paumés, coincés dans la mauvaise époque, colériques car désorientés, et avec Paul Newman, le beau gosse star montante qui en même temps cache un truc qui ne va pas derrière ses beaux yeux. Comme Warren Beatty. Comme George Peppard.
Partout et nulle part
On peut néanmoins se demander légitimement si l’on va quelque part avec cette idée de Breakdown, qui mélange des films fondamentalement différents, voire parfois opposés. Mais tout de même, on voit bien que quelque chose se passe, que cela infuse le cinéma américain. Parfois, souvent, même, pour le meilleur, en le complexifiant, l’approfondissant au travers de son mal-être. Voilà aussi pourquoi, peut-être, ces films Breakdown sont pour l’essentiel beaucoup plus attentifs aux personnages féminins, à leurs désirs, leurs ambiguïtés, leurs doutes, leurs identités, que beaucoup de films de la décennie précédente. Comment même Hitchcock, avec toute l’ambivalence qui l’entoure, le montre dans le totalement névrosé et torturé Pas de printemps pour Marnie (1964), si soigneux envers le personnage de Tippi Hedren, si impitoyable avec l’image de James Bond violeur de Sean Connery. Et comment le mettent aussi en scène des films comme La Vallée des poupées (1967) de Mark Robson, The Happy Ending (1969) de Richard Brooks, ou même les Aldrich les plus barrés, de Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) au totalement queer Faut-il tuer Sister George ? (1967).
Il y a un truc avec cette époque de l’entre-deux, qui n’a jamais été caractérisée autrement que par être, justement, « l’entre-deux », entre l’Ancien et le Nouvel Hollywood. Quelque chose d’un peu confus mais qui trouverait peut-être son unité et son sens dans sa confusion, sa pluralité des formes et des thèmes néanmoins regroupés sous la bannière d’une détresse générale, d’une envie d’exploser pas encore satisfaite. Un moment où le cinéma américain expérimente dans tous les sens, sans forcément assumer l’idée d’expérimenter, car le canevas classique, traditionaliste, est encore là. D’où ce mélange génial, parce que déséquilibré, contraire même au principe du film hollywoodien et en même temps en accord avec la décadence qui en émane.
Hollywood est mort. Vive Hollywood !