Vedette hollywoodienne, mais aussi productrice et cinéaste, Ida Lupino est à l’honneur sur Arte avec la diffusion de quatre de ses films en version restaurée, ressortis en salle en 2020 par Camélia Films : Avant de t’aimer (1949), Faire Face (1949), Le voyage de la peur (1953) et Bigamie (1953). Autant de témoignages d’une metteuse en scène affirmée, engagée et visuelle.
Dossier initialement publié dans Revus & Corrigés N°8– Automne 2020.

Cinéaste destinée

Cinéaste engagée
En plus de mettre en scène des sujets controversés, les œuvres de The Filmakers semblent vouloir tendre un miroir à la société américaine et ses contradictions, notamment en matière de sexualité. Ainsi, sur les six films réalisés par Ida Lupino durant cette période, les quatre premiers se concentrent sur les jeunes femmes et leur difficile passage à l’âge adulte. Dans chacun de ces films, cette transition vers une féminité conventionnelle se fait de manière douloureuse par un traumatisme à surmonter, que ce soit la grossesse non souhaitée dans Not Wanted, la crise de poliomyélite de la danseuse Carol dans Never Fear (Faire face), le viol dans Outrage (scène brillamment mise en scène par la réalisatrice où la fuite de la jeune Mala Powers face à son agresseur reprend tous les codes du film noir – et un peu ceux du film d’angoisse – afin de réussir à représenter l’indicible, le mot « viol » n’étant jamais utilisé dans le film) ou l’exploitation et la sexualisation à outrance de la fille joueuse de tennis par la mère dans Hard, Fast and Beautiful (Jeu, set et match). Les deux derniers films de cette période, The Hitch-Hicker (Le Voyage de la peur) et The Bigamist (Bigamie), semblent, eux, vouloir se concentrer sur une masculinité mise à mal après-guerre. Que ce soient les trois hommes enfermés dans leur voiture dans le premier (sûrement le projet le plus ambitieux de la réalisatrice : un quasi huis clos tourné en décors réels, basé sur l’histoire vraie d’un tueur en série auto-stoppeur) ou le bigame joué par Edmond O’Brien qui, au sein d’un long-métrage mélangeant film noir et mélodrame, n’arrive pas à choisir entre sa femme légitime qui le délaisse pour sa carrière (Joan Fontaine) et sa maîtresse qui tombe enceinte (Ida Lupino) dans le second, chacun des personnages masculins semble entravé par sa passivité et incapable de faire un choix personnel face aux attentes trop lourdes de la société. Suite à l’échec commercial de The Bigamist et du film Ici brigade criminelle (1954) de Don Siegel, qui la met en scène accompagnée de son troisième mari Howard Duff, la société The Filmakers ferme ses portes, ce qui éloigne la réalisatrice du grand écran. Elle ne retournera un long-métrage pour le cinéma que 17 ans plus tard, en 1966, avec The Trouble with Angels (Le Dortoir des anges), une grosse production de la Columbia sur une école de bonne sœurs, genre très prisé à l’époque suite au succès de La Mélodie du bonheur (1965) de Robert Wise.

Cinéaste controversée
Malgré la volonté visible d’Ida Lupino de mettre des destins de femmes à l’écran, sa vision assez conformiste et patriarcale lui a attiré le désamour d’une partie des critiques féministes des années 1970, qui lui ont notamment reproché ses personnages de femmes passives et certaines conclusions narratives conventionnelles et conservatives (si l’on ne devait en citer qu’une, celle d’Outrage qui retire la spécificité de l’expérience traumatisante du personnage d’Ann en l’incorporant au traumatisme supposé du violeur suite à la guerre), poussant certaines à dire qu’Ida Lupino traitait de sujets féministes avec une perspective anti-féministe. Ces reproches sont sûrement grandement justifiés (notamment après plusieurs déclarations de Lupino elle-même), mais force est de constater qu’à travers ses scénarios, ses productions et ses réalisations, elle a réussi à mettre sur grand écran des thèmes jamais abordés par le cinéma jusqu’alors et que, ce faisant, elle a subverti l’institution patriarcale hollywoodienne de l’intérieur, en montrant par exemple certaines scènes inédites telles que la césarienne onirique du film Not Wanted, totalement vécue par le spectateur du point de vue de la jeune femme en train d’accoucher. Ida Lupino est une pionnière, comme pouvaient l’être Lois Weber ou Dorothy Arzner avant elle. Ce qu’elle a réussi à accomplir au sein d’une industrie entièrement composée d’hommes (sur les 1300 membres du Screen Directors Guild, le syndicat des réalisateurs, elle fut la seule femme pendant plus de quinze ans) est un exploit et il est important de rappeler qu’elle a posé de nombreuses pierres fondatrices ouvrant la voie aux futures réalisatrices, scénaristes et productrices. L’une de ces pierres, souvent oubliée, est son apport à la télévision américaine encore à ses balbutiement : elle fut en effet l’une des réalisatrices les plus prolifiques de l’époque, réalisant 67 épisodes pour 37 séries différentes entre 1956 et 1968. Il est certes difficile de dégager une patte d’auteur des nombreux épisodes qu’elle réalise, tant elle semble se fondre dans le moule de chaque série (que ce soient Les Incorruptibles, Le Fugitif ou même Ma sorcière bien aimée), comme il était coutume de le faire à l’époque. Elle a néanmoins été surnommée « The Female Hitch » pour son talent à mettre en scène l’action et le suspense, elle qui a d’ailleurs réalisé deux épisodes de la série Alfred Hitchcock Presents. Mais si l’on ne devait retenir qu’une seule de ses réalisations télévisuelles, ce serait sûrement The Masks, l’épisode qu’elle a réalisé pour La Quatrième Dimension en 1964, souvent cité comme l’un des meilleurs de la série tant il est dérangeant à souhait – on y décèle pour le coup le style de la cinéaste d’Outrage. Jusqu’à sa mort en 1966, Ida Lupino n’a jamais réellement voulu assumer ce rôle de pionnière cinématographique et télévisuelle, préférant affirmer : « I was just a director who tried my best ». La modestie d’une actrice, réalisatrice, scénariste et productrice qui réussit cependant l’exploit de réunir deux groupes de cinéphiles s’accordant à dire qu’Ida Lupino est une légende hollywoodienne, tout simplement.

Silence ! Elles tournent – Ida Lupino, réalisatrice et pionnière du cinéma indépendant
Esther Brejon et son invitée Céline Staskiewicz discutent de la carrière d’Ida Lupino qui a bousculé l’Amérique conservatrice des années 50.