À l’occasion de la sortie du chef-d’œuvre de Michael Cimino en version restaurée dans un coffret 40e anniversaire, explorons, au-delà de la guerre du Vietnam, l’un des thèmes fondamentaux de Voyage au bout de l’enfer qui jalonnera par la suite la filmographie du cinéaste américain.

À l’heure où les sentiments nationalistes et xénophobes regagnent de la force, il est bon de se rappeler ce qui constitue notre identité à la lumière de la filmographie de Michael Cimino. Considéré comme le premier film majeur de fiction sur la guerre du Vietnam, Voyage au bout de l’enfer fut, justement ou injustement, le plus gros succès de son cinéaste. Deuxième long-métrage après Le Canardeur, il convainc autant un public large que les critiques et les professionnels en 1978 (5 Oscars). Quarante ans après, cette œuvre séminale du cinéma de Michael Cimino a encore beaucoup à nous expliquer sur qui nous sommes, à travers le prisme de l’Amérique et de son approche par la sphère de l’intime.

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Christopher Walken, Robert De Niro et John Savage dans Voyage au bout de l’enfer

À la conquête des Amériques

« Après que j’ai dirigé mon premier film [Le Canardeur, ndlr], les médias américains m’ont traité d’homophobe parce que c’était une comédie noire sur deux gars qui deviennent amis. Après ma deuxième tentative comme scénariste et réalisateur [Voyage au bout de l’enfer], les médias m’ont traité de fasciste et de réactionnaire parce que les survivants chantaient God Bless America […]. Après La Porte du paradis, je suis passé de fasciste à “marxiste de gauche”. Après L’Année du dragon, on m’a taxé de racisme. Le Sicilien m’a fait passer pour un révisionniste et, avec La Maison des otages, j’ai été accusé de “glorifier la violence domestique”. Enfin, The Sunchaser a provoqué des murmures quasi silencieux m’accusant d’être un “spiritualiste New Age” »[1]

À la lecture de ce témoignage amer du cinéaste, recueilli par Jean-Baptiste Thoret dans son ouvrage Michael Cimino – Les voix perdues de l’Amérique, la réception américaine de ses films fut biaisée par un angle d’attaque idéologique systématiquement hors-sujet. Car en terme de constance, Cimino fait partie de ces cinéastes à n’avoir jamais dévié de ses obsessions qui reviennent de film en film, traduisant une réflexion cohérente au long cours. En 2018, Voyage au bout de l’enfer a toute sa place devant nos yeux, pour nous faire repenser à ce qui fait de nous aujourd’hui les citoyens pluriels d’une nation. Du Canardeur (1974) à The Sunchaser (1996), Cimino a justement de quoi nous éclairer sur le sujet, s’étant questionné essentiellement sur ce qui détermine l’identité des Américains, citoyens de ce pays encore jeune, bâtit par la conquête et l’immigration.

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La bataille du comté de Johnson dans La Porte du paradis

« Si l’on prend mes trois derniers films en plaçant La Porte du paradis en premier, Voyage au bout de l’enfer en deuxième et L’Année du dragon en troisième, on a une sorte de trilogie, un triptyque », explique le cinéaste. Bien que son premier long-métrage Le Canardeur travaille plus cette Amérique en perte de repères du fameux Nouvel Hollywood, ces trois volets qui font le cœur de sa filmographie traversent l’Histoire des États-Unis avec les mêmes interrogations. Loin des John Doe standardisés, Michael Cimino va chercher le particularisme chez ses héros profondément américains, et notamment à travers la communauté dont ils sont issus, afin de mettre en valeur toutes ces contradictions complexes qui furent les racines des États-Unis trois siècles plus tôt.

Pourquoi un film sur la guerre du Vietnam consacrerait-il toute sa première heure à la célébration d’un mariage ? D’autant que la communauté dépeinte dans Voyage au bout de l’enfer n’est pas ce qui répond le plus à la « norme américaine » : essentiellement ouvrière, de religion chrétienne orthodoxe et aux noms de famille (Michael Vronsky, Steven Pushkov et Nick Chevotarevich, ceux des trois personnages principaux) qui nous orientent plutôt vers l’Europe de l’Est voire la Russie. Il en va de même pour le flic Stanley White, interprété par Mickey Rourke dans L’Année du dragon (1985), passé aussi par le Vietnam. Son patronyme révèle toute son artificialité lorsque le personnage rappelle que ses origines de « polak » sont toujours là. Celui-ci est confronté à la criminalité au sein de la communauté chinoise new-yorkaise, mais dont les valeurs et les traditions ancestrales n’annulent aucunement leur appartenance à l’histoire américaine.

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Mickey Rourke dans L’Année du dragon

Histoires de l’Histoire

« Une des choses qui m’intéressait était ce dialogue entre un homme, qui est un Américano-Polonais de la première génération, qui a combattu au Vietnam et qui se considère comme un véritable patriote américain, et cette fille chinoise avec qui il entre en conflit, qui est de la cinquième génération, dont les ancêtres ont construit le chemin de fer américain, qui en un sens est plus américaine que lui »[2], s’amuse à remarquer le cinéaste. La Porte du paradis (1980) reste son opus dont le regard demeure le plus frontal sur l’immigration aux États-Unis, avec pour sujet la guerre du comté de Johnson dans le Wyoming : de riches éleveurs, issus de la première vague d’immigrants européens, veulent chasser de leurs terres les nouveaux immigrants de la deuxième vague, prétextant des vols de bétail pour engager des assassins afin de les dissuader de s’installer définitivement.

Chaque vague d’immigrants amène son lot de différences. Fuyant la guerre et la misère, ils ne sont pas prêts à renoncer pour autant à ce qu’ils sont. Parfois (ou souvent) sans bagages, ils apportent avec eux leur culture (langue, rituels, croyance…) qui définira les bases de leur communauté à venir aux États-Unis. Mais malgré leurs origines extra-américaines, les personnages de Michael Cimino ne se sentent pas moins Américains. Quand celui de Christopher Walken dans Voyage au bout de l’enfer, complètement désorienté dans un hôpital militaire, est interrogé par un médecin pour savoir si son nom de famille Chevotarevich est d’origine russe – le soupçonnant peut-être d’être à la solde de l’ennemi soviétique –, celui-ci répond : « Non, il est Américain. » Malgré son amnésie traumatique, aucun doute pour lui de son appartenance à la patrie des braves. Le fait d’être issu de sa communauté ukrainienne ne remet pas en cause cette légitimité.

Interrogé sur la ville de New York qu’il dépeint dans L’Année du dragon, Cimino explique « qu’il y a une multiplicité de groupes ethniques et tous ces gens ont une grande fierté de leur origine et de leur héritage ; ils fêtent leurs particularismes par des processions, des cérémonies. Et en même temps, ils ont une grande fierté d’être américains. Ils ont cette nationalité duelle, ambivalente, et la ressentent comme telle. »[3] Ce commentaire correspond aussi bien au mariage de Voyage au bout de l’enfer, tout comme la séquence dans la salle des fêtes, où Michael Cimino accumule de très nombreux rituels protestants. Trop même, car cette liturgie en exergue n’était pas si commune à la fin des années 1970.

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Derniers instants d’insouciance avant le départ pour le Vietnam dans Voyage au bout de l’enfer.

À travers cette séquence, les membres des communautés slaves engagées à la figuration avaient vu leur héritage culturel ravivé au moment du tournage. S’étant tellement pris au jeu, certains des cadeaux, qui devaient être simplement des boîtes vides emballées par ces figurants, se sont avérés être de véritables cadeaux de mariage[4]. Preuve que la transmission de cet héritage ne s’était pas tant épurée au fil de ces générations nées depuis sur le sol américain. C’est le risque qu’illustre le personnage de Lightfoot (Jeff Bridges) dans Le Canardeur, symbole d’une jeune génération à qui presque rien n’a été transmis et qui se cherche une identité dans un système américain brassant massivement toutes les communautés qu’il compte rassembler.

My land

C’est donc naturellement qu’il s’attache à Thunderbolt (Eastwood), dont l’expérience a été éprouvée par la guerre de Corée. « Si je savais ce que tu savais, je ne serais jamais fauché ! », lui lance le jeune Lightfoot avant que le vieux truand ne lui réponde : « Que crois-tu que je sache que tu voudrais savoir ? » Cette quête de connaissance — même s’il s’agira d’un braquage de banque — démontre bien ce vide à combler chez la jeunesse. Mais il ne s’agit pas seulement d’une question de maturité pour le cinéaste, à travers le personnage tenu par Robert De Niro dans Voyage au bout de l’enfer. Lors de leur dernière chasse au cerf, celui-ci réprimande sèchement la légèreté de son ami, interprété par John Cazale dont ce sera l’ultime apparition à l’écran, dans la préparation de son équipement. On ne plaisante pas à l’ombre de la montagne.

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En effet, car cette dernière est très importante dans le cinéma de Michael Cimino. Elle est point de repère, un centre de gravité, une valeur refuge à laquelle les immigrants venus d’Europe ont pu s’attacher en se l’appropriant après le peuple natif américain. Les différentes poursuites du Canardeur, de La Maison des otages ou de The Sunchaser nous ramènent constamment à cette silhouette majestueuse qui veille, tel un géant endormi au bord de ce lac en arrière-plan du village de La Porte du paradis, voire révèle l’âme de ceux qui la gravissent avec respect dans Voyage au bout de l’enfer. C’est elle qui permet d’ailleurs au personnage de Robert De Niro de se dépasser spirituellement, puis à survivre au Vietnam. Pour Cimino, Monument Valley est un « lieu sacré », en faisant humblement référence au cinéma de John Ford auquel cet espace sauvage mythique à la frontière de l’Utah et de l’Arizona reste associé, avant d’ajouter avec sagesse que « chaque cinéaste doit découvrir le sien »[5].

Les États-Unis de Michael Cimino nous montrent bien que rien n’empêche la synthèse sur les nouvelles générations des différentes cultures communautaires à travers les symboles communs et unificateurs d’un pays. Tout un symbole de cette transmission naturelle qui doit assumer ses contradictions, ce fut John Wayne, acteur fétiche de Ford et favorable à la guerre au Vietnam, qui remit l’Oscar du Meilleur film à Voyage au bout de l’enfer. Film dont les protagonistes entonnent en conclusion God Bless America, mais sans aucune intention cynique, associée à ce regard critique et accusateur du Nouvel Hollywood sur l’utilisation idéologique de l’identité américaine par ses institutions. Un chant où les couleurs d’un drapeau, lors d’un événement fondateur, peuvent ainsi transcender l’origine du patronyme, la culture et la religion transmis par ses ancêtres pour partager la notion de sacrifice, de joie comme de douleur, mais ensemble.

The Deer hunter
Un film de Michael Cimino
Avec Robert De Niro, Christopher Walken, John Savage

StudioCanal
coffret 40e anniversaire 4K UHD / 2 Blu-ray / disque de la bande originale
18 septembre 2018


[1] Michael Cimino – Les Voix perdues de l’Amérique de Jean-Baptiste Thoret, ed. Flammarion, 2013.

[2] [3] Marc Chevrie, Jean Narboni et Vincent Ostria, The Right Place – Entretien avec Michael Cimino In Cahiers du cinéma, traduit de l’anglais par Vincent Ostria, n°377, novembre 1985.

[4] Anecdote tirée du commentaire audio de Michael Cimino sur le DVD de Voyage au bout de l’enfer.

[5] Thierry Jousse et Iannis Katsahnia, Je n’irai jamais à Monument Valley par Michael Cimino In Cahiers du Cinéma, nº 439, janvier 1991.

Crédits images : Voyage au bout de l’enfer © 1978 EMI Films, StudioCanal / Le Canardeur © 1974 The Malpaso Company / La Porte du Paradis © 1980 United Artists / L’Année du dragon © 1985 Dino De Laurentiis Corporation, AMLF, MGM / Desperate hours © 1990 Dino De Laurentiis Company