Qui, aujourd’hui, se souvient vraiment de Jean Dréville et de ses films, si ce n’est quelques membres précieux de la tribu cinéphile ? Son nom évoque éventuellement des productions fastes de jadis, dont La Fayette, film le plus cher du cinéma français , ainsi qu’une série de films de guerre. Dréville porte avec lui tout un monde de cinéma des années 1930 aux années 1950, une « qualité française » plus originale et inventive que ce qu’on aime croire à ce sujet – une œuvre qui a même été parfois avant-gardiste.
Ces dernières années, la cinéphilie a pris le temps de réhabiliter nombre de cinéastes mésestimés (Julien Duvivier), démolis par la Nouvelle Vague (Henri Decoin) ou les deux (André Cayatte – réhabilitation plus timide en revanche), mais les honneurs à Jean Dréville tardent, plus de vingt ans après sa disparition. En même temps, que de clichés à combattre ! De Dréville, on a au mieux l’image du cinéaste faisant des films rococo dans des décors en toc, sinon des épopées militaires patriotes. Deux assertions qui, soyons honnêtes, ne sont pas totalement infondées, mais qui ne rendent pas hommage à, d’une part, la qualité de certaines de ces productions, et d’autre part, la diversité des oeuvres de la filmographie de Dréville, bien au-delà de ces registres. Car Jean Dréville a tout fait, du film de guerre à la comédie, de cinéaste à programmateur, de photographe à affichiste.
Cinéaste aux origines
Car c’est un peu là que tout commence. Jean Dréville a du talent, et dessine régulièrement sur des petits carnets. En décembre 1922, il fait partie des quelques 6500 spectateurs de la première de La Roue au Gaumont Palace (le plus grand cinéma d’Europe, situé place de Clichy, rasé en 1973), ébahis devant le génie d’Abel Gance. Le cinéma, c’est l’art du futur. Dréville prend de nouveau son petit carnet et l’illustre, inspiré par le film-monde de Gance. Il est photographe et affichiste dans les années 1920, profitant de toutes les nouveaux pans artistiques alors développés. Ceci trahit deux composantes fondamentales de sa carrière à venir : l’amalgame entre réalisme (la photographie) et esthétisme (l’affiche). Était-ce de famille ? Son père était ingénieur des mines et poète. Marcel L’Herbier est séduit par l’esprit artistiquement aventureux du jeune homme, en profite pour le convier sur le tournage de L’Argent (1928). Et Dréville inventa le making-of. Alors certes, des images de tournage, des films sur les films, il y en a déjà eu, déjà chez Alice Guy, tournant Le Bal des Capulets (1907) aux studios Gaumont des buttes Chaumont, ou inévitablement chez Gance – dont de superbes images sont à découvrir dans le documentaire Abel Gance et son Napoléon (1983) de Nelly Kaplan. Mais jamais, du moins encore, avec l’intention d’en rendre compte dans une œuvre à part sur la création cinématographique, ce que Dréville concrétise dans Autour de L’Argent. L’Herbier lui-même est stupéfait : « Dans cette œuvre courte, intelligemment ramassée, où il n’avait pas laissé passer une seule occasion de manifester sa forte ingéniosité, un talent cinématographique indiscutable venait de se révéler.[1] » Là aussi, les obsessions de Dréville était présentes, entre réalisme (la machine cinéma) et esthétisme (l’art cinéma). Une dynamique visuelle et thématique certainement matricielle pour les films de guerre qu’il réaliserait plus tard.

Affiche de L’Escale (1929) signée Jean Dréville.
Autour de L’Argent illustre autant un sommet du cinéma muet que sa terminaison ; c’est la fin des années 1920 et le parlant apparaît. L’occasion pour Dréville de devenir cinéaste, avec comme principaux enjeux, avec toute son éducation artistique, de trouver de nouvelles approches dans un art qui techniquement se met soudainement à régresser. « Je sentais que le parlant tournait une page de l’histoire du cinéma. Le septième art devenait autre chose. En même temps, c’était navrant de voir à quel niveau les films étaient tombés : du théâtre platement filmé, une véritable dictature du son. Pomme d’amour [le premier long-métrage de Dréville, sorti en 1932, ndlr] était un vaudeville, une connerie monumentale. Mais j’avais essayé, avec les contraintes du parlant, de retrouver la mobilité, l’invention visuelle du muet. Du coup, Pomme d’amour n’est sorti que dans une salle d’avant-garde ![2] » L’arrivée du son repose donc d’autant plus la question fondamentale de Dréville, le rapport entre réalisme et esthétisme. Comme nombre d’artistes français, Dréville est aussi sous l’influence de l’Europe de l’Est (où l’équilibre entre réalisme et esthétisme est une clef de voûte), qu’il traduit notamment dans trois films, Troïka sur la piste blanche (1937), Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg (1937), adapté de Tolstoï, et enfin Le Joueur d’échec (1938), reprenant l’histoire célèbre de l’automate-canular du XVIIème siècle[3].
Ses gimmicks visuels et thématiques, Dréville a le bon sens de les employer dans ses comédies plus tardives, afin de redonner de la force cinématographie à un genre lié de près au théâtre. Un coup d’œil à l’hilarant Les Casses-pieds (1948) suffit, un film où Dréville s’amuse à transposer dans les temps modernes Les Fâcheux de Molière, compilant raseurs, enquiquineurs, et autres emmerdeurs du quotidien. Un conférencier (Noël-Noël, avec lequel Dréville entame dès 1945 avec La Cage aux rossignols[4] une longue collaboration) y présente toute cette galerie de pénibles, et Dréville redouble d’efforts pour le mettre en scène avec le concours du chef opérateur de Gance, Léonce Henri-Burel, ainsi que de nombreux effets spéciaux et autres animations – parmi lesquelles un journal aux photographies animées, bien avant Harry Potter. Il cherche ainsi à irriguer une culture visuelle de la comédie, contournant ainsi le vaudeville bas-de-plafond qu’il dénonçait plus tôt. Et surtout, la comédie (qui plus est à sketches) offre certainement, parmi tous les genres, le plus de liberté, car tout n’a pas à être logique ou cohérent. Ainsi, un chapitre des Casse-pieds est réalisé avec des marionnettes, quand un autre raconte l’histoire (vraie) de l’ami Bernard Blier dont le rencard a été mis à l’eau par quelques bavards agaçants. La technique cinéma sert le gag, héritant de Keaton ou Linder, et préfigurant Tati, Étaix, ou même Uderzo et Goscinny dans leurs longs-métrages d’animation, et tout particulièrement Les Douze travaux d’Astérix (1976), film à sketches oblige. Bref, Dréville est inventif, se sert de ses films de commande pour s’épanouir, pousser les idées jusque dans leurs retranchements, comme dans Copie conforme (1947), où Louis Jouvet fait face à Louis Jouvet, alors que le cinéaste s’amuse, d’une séquence à l’autre, à mettre ses doubles en scène avec une inventivité constante.

Noël-Noël et sa conférence sur les « fâcheux modernes » dans Les Casse-pieds (1948)
Réalisme (pas) politique
En dépit de sa diversité, un pan tout entier de la filmographie de Jean Dréville se détache du reste : ses films militaires (comprenant également ceux sur l’aviation civile). Comme bien d’autres, Dréville – qui s’est revendiqué apolitique et cela a peut-être été sa faiblesse – a travaillé pendant l’Occupation et réalisé plusieurs longs-métrages (notamment pour la Continental Films, société de production sous contrôle allemand). Un film en particulier est très intéressant, Cadets de l’Océan (1942), produit par Gaumont et réalisé en zone libre, voyant des jeunes mousses faire leurs premières manoeuvres à bord d’un navire-école dans le port militaire de Toulon. C’est l’un de ces films sans véritablement de scénario très écrit, du moins sans histoire particulière, attaché à suivre les simples péripéties du quotidien, l’amitié et les crasses faites entre les gamins. Dréville met en scène les talents émergents de son temps (Jean Pâqui, Mouloudji), et une ribambelle d’acteurs peu connus. Dans les coursives ou sur les passerelles des navires, Dréville filme avec passion son environnement mécanique et maritime : réalisme et esthétisme, toujours. Inconsciemment, par son tournage en extérieur, à même les bâtiments, le film côtoie aussi le documentaire. Ainsi, Dréville donne la température d’une époque, tout en conférant cette curieuse impression que tout va bien dans le meilleur des mondes. Mais Dréville, qui ne souhaitait absolument pas faire de politique, se voit rattrapé par la réalité quand l’Allemagne envahit la zone libre. À une semaine de la sortie des Cadets de l’Océan, la flotte de Toulon se saborde[5], comprenant donc le bâtiment à bord duquel a été tourné le film. En conséquence, les forces allemandes censurent le film. La réputation du film ne se sera d’ailleurs pas améliorée par la situation, étant doublement assassiné par les Alliés à la Libération, qui y eux ont vu un slogan patriotique vichyste.

Réalisme documentaire et esthétique maritime dans Cadets de l’océan (1942).
On ne l’y reprendra pas à deux fois. Dréville change son fusil d’épaule et réalise, peu de temps après la fin de la guerre, La Bataille de l’eau lourde (1948). Tiré de l’article « Pourquoi l’Allemagne n’a pas fabriqué la bombe atomique », paru dans France Illustration en 1946, le film narre ce haut fait d’armes de la France puis d’un commando norvégien, empêchant le Reich de mettre la main sur un stock conséquent d’eau lourde, et sabotant la principale usine en fabricant[6]. Et Jean Dréville inventa le docu-fiction. Certes, une assertions à nuancer aussi, car René Clément avait réalisé deux ans plus tôt, dans un registre similaire, La Bataille du rail. Mais dans le film de Dréville, tout le concept, radical dans sa démarche, tient dans l’idée de faire rejouer aux véritables membres du commando[7] leur opération, filmée avec une épure totale, sur les lieux mêmes de l’action – Dréville travaille également avec le cinéaste et monteur norvégien Titus Vibe-Müller. Un prologue (tourné d’ailleurs par Jean Epstein) fait intervenir le véritable savant Frédéric Joliot-Curie ; plus tard, le ministre de l’armement de l’époque, Raoul Dautry, reprend son propre rôle[8]. Ici, le réalisme a pris le pas sur l’esthétique : le film n’est pas forcément beau (ni bien interprété) mais procure d’étonnantes sensations, d’autant plus à recontextualiser dans l’immédiat de l’après-guerre. On en oublie le cinéma, l’œuvre devient immersive malgré la ribambelle de défauts qu’implique le concept – étonnant toutefois constamment balancé par l’histoire exceptionnelle qu’il exploite. Une voix-off rythme l’action, explique les gestes du commando, avec une certaine neutralité et en même temps une impression de déjà-entendu : c’est Jean Marin, non seulement l’auteur de l’article dont est tiré le film, mais plus encore, la voix du fameux programme Les Français parlent aux Français. La Bataille de l’eau lourde permet à Dréville de pousser un curseur de réalisme assez saisissant. « Les plus beaux films de Jean Dréville, pourtant, ne mettent en scène aucune vedette (…), exemples qui évoquent le cinéma de Robert Bresson. Ici, l’art met en valeur l’acteur lui-même engagé au service du récit, dans un décor aussi authentique que possible. La « trinité » drévillienne – authenticité, sobriété et sincérité – exalte l’héroïsme quotidien de personnes ordinaires[9]. » Si ce n’est Bresson, l’un des rares qui mettra en pratique cette idée, qui plus est dans le cadre de l’adaptation de faits réels, est Clint Eastwood dans son 15h17 pour Paris (2018) – dont la démarche a été aussi vivement critiquée. Ainsi, La Bataille de l’eau lourde refaçonne un rapport au réel dans le filmage de la guerre et surtout évacue ainsi certaines questions quant à la problématique éthique de la mise en scène – car, une fois de plus, Dréville ne souhaite pas faire de politique, mais est juste enthousiasmé par son histoire héroïque. En revanche, il pose rétrospectivement le problème éthique de l’héroïsation de la France durant la guerre – en même temps, c’était l’époque où toute la France avait été résistante, cela va de soi. Avec succès, d’ailleurs : plus de cinq millions d’entrées[10] pour La Bataille de l’eau lourde.

Tournage en Norvège dans des conditions polaires pour La Bataille de l’eau lourde (1948).
Dréville participe au film à sketches Retour à la vie (1948), cinq évocations de retours post-Seconde Guerre mondiale, coréalisé avec Henri-Georges Clouzot, André Cayatte et Georges Lampin. Il signe deux segments, Le Retour de René et Le Retour de Louis, le premier vaudeville satirique sur le retour d’un ancien combattant (Noël-Noël) à qui l’on a piqué femme et appartement ; le second, bien plus sombre, retour d’un prisonnier de guerre (Serge Reggiani) dans son village natal, accompagné d’une allemande qu’il a épousée. Deux faces différentes de la carrière de Dréville et pourtant tout à fait cohérentes, deux manières d’aborder le sujet qui lui sont tout à fait typiques. Pour Le Retour de Louis, Dréville s’est inspiré de son propre village, dont les habitants ont rejeté une allemande, la poussant au suicide. Thème grave, encore, et pourtant Dréville n’y répond pas politiquement, mais humainement, avec un bon sens justement apolitique – et peut-être naïf. Il est toutefois amusant de constater que le film réunit des cinéastes qui seront bientôt boudés par les tauliers de la Nouvelle Vague : Clouzot et Cayatte, qui avec des regards différents enrichissent Retour à la vie – seul le segment de Georges Lampin (un ancien assistant de René Clair et Abel Gance, devenu cinéaste, bientôt oublié…) est plus faible. Surtout, le cinéma de Dréville gagne en profondeur dramaturgique.
Septième ciel
La grande œuvre de Jean Dréville est sans doute Horizons sans fin (1953). Adaptant l’histoire d’Hélène Boucher, simple vendeuse devenue aviatrice et détentrice de plusieurs records de vitesse, Dréville concilie ses passions : une histoire vraie, l’aviation, la machine, l’humanisme. Horizons sans fin est un film véritablement féministe, que le cinéaste traite avec le regard le plus pur possible, sans fioritures et surtout avec modernité. Ainsi, Hélène Boucher est une héroïne que jamais l’intrigue ne vient encombrer de quelconques superflus scénaristiques : le film se concentre sur elle, sa formation d’aviatrice et son habileté à s’imposer dans cet univers masculin sans toutefois faire de concessions. Certes, elle noue des relations (davantage amicales qu’autre chose) mais c’est bien pour que Dréville n’en fasse pas seulement un personnage-fonction, pas seulement un simple symbole féministe, mais aussi un personnage humain : l’esprit de camaraderie si typiquement masculin du monde aérien s’ouvre, Hélène Boucher en fait pleinement partie. Dréville filme remarquablement bien les scènes de voltige en caméra embarquée, renouant avec les grands moments des films d’aviation du cinéma muet (Les Ailes, Les Anges de l’enfer…). Le film est en même temps de facture simple, et c’est tout à son honneur, rien ne venant parasiter son discours, rien ne venant alourdir ce qu’aujourd’hui on percevrait comme une œuvre d’empowerment. L’esprit documentaire du film rend hommage à l’aviatrice – qui, comme nombre de ses camarades, a péri jeune lors d’un vol test – sans toutefois verser dans l’hagiographie bas de plafond. En sélection au festival de Cannes 1953, Horizons sans fin est un beau moment de bravoure du cinéma français des années 50, hélas oublié depuis. Le tort revient peut-être à Dréville lui-même, qui, en réaction aux nouvelles modes du moment, préféra les attaquer de front : « Nous devons nous excuser si, au cours du déroulement de notre histoire, les bons sentiment prennent trop souvent le pas sur les mauvais. Attitude conventionnelle ? Ce qui consiste à faire étalage des turpitudes ne l’est-elle pas davantage ? Malgré tous nos efforts, il ne nous a pas été possible de glisser dans notre récit la moindre image de fille déshabillée. nous en demandons humblement pardon au directeurs de salle qui devront, pour une fois, renoncer à l’alléchante affiche aux seins provocants. Nous devons aussi nous excuser pour une audace tout aussi impardonnable : on nous affirme que notre film se présente sous une forme soignée, bien fait, sans bavure, compliment à double tranchant à une époque où, pratiqué par de nombreux « confectionneurs » de films et soutenus par une certaine presse, l’amateurisme est hissé au rang de vertu. pardon ! Encore pardon ![11] » Aussi, faut-il espérer que le film puisse bientôt renaître auprès du public (être restauré comme il se doit, également) tant il apporte un contrepoint à l’image de cette soi-disant « qualité française. »

Émancipation féministe et aérienne dans Horizons sans fin (1953).
La voltige, Dréville la retrouve en adaptant l’histoire héroïque de l’escadrille Normandie Niemen (1960), poignée de pilotes français partis combattre aux côtés des soviétiques face aux nazis. Là aussi, le réalisme documentaire est de mise, mais Dréville soigne la dramaturgie de ses personnages : on s’attache à cette bande de têtes brûlées, on déplore avec eux les camarades qui ne reviennent pas à l’aérodrome après une mission. Là aussi, ça n’est pas tant un film de guerre qu’un film humaniste. Produit par Alexandre Kamenka, d’origine russe, avec le concours massif de l’Union Soviétique, Normandie Niemen brille toutefois par son apolitisme – le scénariste Charles Spaak, dans ses dialogues, le fait même dire à un officier soviet : « pas de politique avec les Français ! » Si les scènes aériennes sont moins impressionnantes, moins spontanées et immersives que dans Horizons sans fin, Dréville joue toutefois très bien de l’insertion d’images d’archive, jouissant du stock des Russes – les images des « orgues de Staline », ces rampes de lancement pour missiles, sont toujours sidérantes. Normandie Niemen triomphe là où nombre de films de guerre américains des années 1950 et 1960 ont failli dans leur description de grands événements (Midway, La Bataille des Ardenne, Anzio…) : aucun patriotisme désuet, aucun héroïsme mal placé, mais un récit simple dont les péripéties se suffisent à elles-mêmes, et surtout, l’envie primordiale, avant même de « raconter » un événement historique, d’écrire et de filmer un groupe de personnages, presque une bande de copains, avec ses hauts et ses bas. D’un côté, le film ne paraît plus dans son temps – 1960, la Nouvelle Vague émerge, et quelques années plus tard, Pierre Schoendoerffer emmènera le cinéma de guerre français vers une direction bien différente dans La 317ème section (1965) – de l’autre, il ne semble pas justement vieilli prématurément par quelque discours politique ou trop cinématographique qui aurait pu l’encombrer. De quoi rendre l’œuvre de Dréville, pourtant tellement facile à cataloguer, un peu à part.

Avec l’équipe soviétique sur le tournage de Normandie Niemen (1960).
Costumes et clichés
En fin de compte, ça n’est pas tant les films de guerre de Jean Dréville qui confortent les aprioris que l’on peut avoir à son sujet, mais plutôt ses films à costumes, qui portent avec eux tout le daté assez typique de la production française du genre post-Seconde Guerre mondiale. Certes, quarante ans avant celle de Patrice Chéreau, son adaptation de La Reine Margot (1954), scénarisée d’ailleurs par Abel Gance (qui aurait bien voulu la mettre en scène lui-même) a pour elle sa toute jeune Jeanne Moreau, encore au début de sa carrière, qui bouffe la pellicule du film – ailleurs, on reconnaît aussi un jeune Louis de Funès. Mais ici, il n’est plus possible pour Dréville de coller à la verve réaliste et documentaire qu’il apprécie tant : il faut composer avec le faste de la reconstitution, qui plus est dans un film en couleur éclairé par Henri Alekan.
Mais surtout, c’est après Normandie Niemen que les choses se compliquent pour Jean Dréville, et particulièrement autour de la production de La Fayette (1961), alors film français le plus cher de tous les temps (1,3 milliard de francs). Un film énorme, trop énorme, dont les tares sont très similaires à celle du Austerlitz d’Abel Gance, sorti l’année auparavant : une œuvre à la personnalité amoindrie, à l’interprétation aléatoire, à la grandeur pas forcément bien filmée. Pourtant, l’affiche de La Fayette vantait ses 50 000 figurants et 5 000 cavaliers, notamment mis en scène dans la bataille de Yorktown, tournée en Yougoslavie. C’était l’époque de la course aux chiffres dans les superproductions de par le globe, les films avec les cadres les plus larges pour y mettre le maximum de figurants. Ceci dit, Jean Dréville, pour qui c’était un véritable défi technique de mettre en scène cette bataille, ne semble pas tout à fait à l’aise avec ces moyens. D’ailleurs, où sont-ils, ces 50 000 figurants, dans La Fayette ? – chiffre qui par ailleurs est même supérieur aux forces en présence lors de la vraie bataille de Yorktown (près de 28 000 hommes de part et d’autre). Dréville peine à faire ressentir cette puissance à l’écran, cette force de la fresque, à l’exception d’une séquence en particulier, très belle, celle de reddition des forces britannique sur fond de Crépuscule des Dieux. Ainsi, La Fayette affiche le paradoxe d’être un film bien meilleur dans sa première partie française (où se jouent les intrigue politiques) que dans sa partie américaine (le pan épique, donc). Pourtant, on devine l’aspect exceptionnel du film, filmé d’ailleurs en cinémascope 70 mm Super-Technirama par Claude Renoir, parfois somptueux (notamment le tout-début) et affichant une galerie de seconds rôles de choix (Jack Hawkins, Vittorio de Sica, Liselotte Pulver, et même le père Orson Welles venant cachetonner). La production du film avait refusé que des capitaux américains y participent, et c’est peut-être ce qui lui manque – après tout, la coproduction franco-soviétique de Normandie Niemen en avait fait une grande réussite. La Fayette n’est pas désagréable pour autant, au contraire même, car ce côté film hors-norme est stimulant et semble être comme un témoin d’une époque révolue – comme les fresques de Claude Autant-Lara – à l’image du jeune acteur de la comédie Française Michel Le Royer, avec son air de Terence Hill avant l’heure, pas forcément toujours juste mais à l’enthousiasme communicatif.

Faste du cinémascope de la superproduction La Fayette (1962).
La Fayette marque comme un coup d’arrêt pour Dréville, dont les deux films suivants, également deux films à costumes lui faisant retrouver Noël-Noël dans La Sentinelle endormie (1966) et la coproduction franco-soviétique dans La Nuit des adieux (1966), font figure de chant du cygne. Jean Dréville, éternel cinéaste de commande, n’aura jamais pu monter ses projets personnels. Au fur et à mesure des années 1960, il entretient la guerre contre la nouvelle génération, les Cahiers du cinéma et la Nouvelle Vague – avec comme paroxysme le Festival de Cannes avorté de 1968. Dréville contemplait « le cher François Truffaut et le sérieux Louis Malle, en compagnie de Godard le rigolo, se disputer le signal d’alarme pour stopper le train d’un joli Festival s’arrêtant ainsi en pleine course, à la grande consternation des participants étrangers qui n’avaient rien à foutre de notre linge sale extra-cinématographique. Rentrés à Paris, il nous restait à nous rendre aux pompeux “États généraux du cinéma”, guignolade qui devait changer la face du monde cinématographique[12]. » Dréville n’a pas gagné cette bataille et a emporté avec lui ce certain cinéma français, qui n’a jamais vraiment été retrouvé par la suite – ou alors par tentatives infructueuses dans certains europuddings.
Mais Dréville n’est pas resté sans héritage : retrouvant ses premiers amours, celui de spectateur passionné, il s’est mué en passeur. Il a préside l’association des Amis d’Abel Gance, puis tenu un ciné-club dans son village, à Vallangoujard, où il officiait lui-même en projectionniste. Tout un travail d’animateur, qu’il maintiendra jusqu’à la fin de sa vie (il décède en 1997), avec des personnalités qu’il invitait : Claude Autant-Lara, Bertrand Tavernier, Marina Vlady ou Sabine Azéma. Dréville était, comme sa filmographie, éclectique : en 1956 il défendait Nuits et brouillard d’Alain Resnais face à la censure encourue au Festival de Cannes après que des pressions, notamment allemandes, aient été exercées pour éjecter le film de la compétition officielle. « Nuit et Brouillard est bien le film le plus bouleversant qu’il m’ait été donné de voir depuis bien longtemps. Le plus probe aussi. Cru, lucide, réalisé avec un souci d’objectivité évidente, le film avance comme une mécanique bien huilée, déroulant implacablement son chapelet d’horreurs pour se terminer sur une mise en garde à l’usage des consciences endormies, qui ne me semble pas parfaitement inutile. jamais salle d’assises n’entendit réquisitoire plus accablant[13]. » Quarante ans plus tard, toujours alerte, il s’éprennait de La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz : « C’est un bon film, car il n’est pas gratuit. Il est un reflet de notre société[14]. » Sûrement, aussi, car Kassovitz avait su appliquer, sans doute inconsciemment, la logique d’esthétique et de réalisme si chère au vieux cinéaste français. Jean Dréville, cinéaste de La Bataille de l’eau lourde à La Fayette, cinéphile de La Roue à La Haine : une véritable épopée française.
Editions Montparnasse
DVD
16 octobre 2019
En supplément de La Bataille de l’eau lourde (1948), un livret du journaliste Stéphane Dubreuil (16 pages) qui laisse un peu sur sa faim, résumant succinctement le contexte historique et la production du film avec quelques fac-similés d’époque, ainsi qu’un court-métrage d’animation en prises de vue réelle, Uncanny Valley (13 min.), expérience visuelle intrigante mais sans rapport direct avec Dréville – enfin après tout, pourquoi pas.
Gaumont
Blu-ray
11 septembre 2019
Gaumont a sorti en vidéo plusieurs films de Jean Dréville, parmi lesquelles, en version restaurée, Cadets de l’Océan (1943), Normandie Niemen (1960) et La Fayette (1962) – tous sont accompagnés d’un entretien avec Patrick Glâtre, auteur de Jean Dréville, cinéaste, ainsi que de courts modules sur leur restauration.
[1] Marcel L’Herbier dans Arts et cinéma n°4, juillet-août 1933.
[2] Aurélien Ferenczi, Le Quotidien de Paris, 21 avril 1987.
[3] Nommé « Le Turc mécanique », l’automate inventé par le hongrois Johann Wolfgang von Kempelen, pouvait soi-disant défaire n’importe qui aux échecs : l’invention était en réalité bidon et dissimulait dans la machine un véritable joueur contrôlant mécaniquement le Turc. L’histoire avait préalablement inspiré Raymond Benard en 1927 pour Le Joueur d’échecs.
[4] Remaké en 2004 par Christophe Barratier dans Les Choristes.
[5] Cet épisode fascinant de la Seconde Guerre mondiale n’a d’ailleurs pas été encore narré au cinéma. Alors que l’armée allemande souhaitait mettre la main sur la flotte française mouillant au port de Toulon, celle-ci s’est sabordée le 27 novembre 1942, envoyant par le fond une soixantaine de bâtiments, parmi lesquels plusieurs croiseurs, cuirassés et sous-marins.
[6] L’histoire a également été adaptée par Anthony Mann avec Kirk Douglas dans Les Héros de Télémark (1965).
[7] Du moins la plupart, un étant décédé, l’autre n’ayant pas souhaité participer au projet.
[8] À noter tout de même que Léon Poirier avait eu recours à un procédé similaire, faisant reprendre son propre rôle à Pétain, l’espace de quelques plans, dans Verdun, visions d’histoire (1928).
[9] Jean Dréville, cinéaste, Patrick Glâtre, Créaphis, 2006.
[10] Dans le livret de l’édition Montparnasse de La Bataille de l’eau lourde, un fac-similé d’un document d’époque nous apprend que le film avait fait quelques 82 000 entrées au Grand Rex en l’espace d’une semaine (!) et 15 500 au Gaumont Palace durant le premier dimanche son exploitation, sur seulement trois séances (!!).
[11] Jean Dréville, « Avant-garde 1953 », Bulletin d’information du Festival du Film de Cannes, 20 avril 1953, cité par Patrick Glâtre dans Jean Dréville, cinéaste.
[12] Le Film français, 6 mai 1988, cité par Patrick Glâtre dans Jean Dréville, cinéaste.
[13] Jean Dréville, Les Lettres françaises, 12 avril 1956
[14] « Jean Dréville, le cinéaste d’à côté », Anne-Françoise Callandreau, Libération, 21 juillet 1995.